Les mystiques franciscains
Fr Max de WASSEIGE
I) François et Claire
Maurice Blondel résume bien ce que je voudrais dire sur les mystiques franciscains : « Au spectateur étranger le mystique peut paraître comme un exalté ou un insensible, dans la fournaise du zèle, ou dans les glaces de l’abnégation : en réalité il est le plus calme et le plus tendre, le plus humain des humains….Plante déracinée et non encore transplantée, il sait et ne sait pas, il vit et ne vit pas.. »(DS X Page 1983 )
Mais peut-on parler des mystiques franciscains sans commencer par parler de François et Claire ! Même s’il y a un étonnant silence des sources sur leur relation, on peut dire à leur propos le mot de Julien Green : « Certaines âmes vont l’une vers l’autre comme si elles se reconnaissaient. » Dans cette reconnaissance on peut dire que François et Claire ont regardé la croix avec les mêmes yeux et porter l’Eglise avec le même amour. Et comme le dira Jean-Paul II aux clarisses d’Assise : « Le binôme <françois-claire> est une réalité qui ne se perçoit qu’à travers des catégories chrétiennes, spirituelles du Ciel… Ce n’est pas simplement une histoire humaine : c’est une histoire divine, qu’il nous faut contempler dans la lumière de Dieu… » (Proto-monastère 12 Mars 1982)</françois-claire>
Il est intéressant de remarquer que Claire tombe malade l’année des stigmates. N’y a-t-il pas osmose ? Mais comme le symbole joue un rôle primordial au Moyen-Age, il est une clé ouvrant à la compréhension des réalités supérieures. Le langage symbolique parle plus haut que toutes les analyses abstraites.
: Le repas de Sainte Marie des Anges (Fior 15 ; AC 15)
Les historiens diront que ce récit est pur légende : « Pure extrapolation, probablement née du récit de la tonsure à Sainte Marie des Anges . » (Jacques Dalarun François d’assise un passage Page 241)
Pierre Brunette se demandera, à propos du texte : « S’agit-il d’un récit mythique qui retourne à la ferveur des origines et prône une sorte d’état paradisiaque pour les deux Ordres ? La Portioncule serait le jardin d’Eden du Mouvement ?…Une parabole inventée de façon poétique, à partir d’un échange spirituel vrai, pour marquer la crédibilité du Mouvement en temps de tiédeur et de contestation. » (Claire d’Assise Féminité et spiritualité Pg 103) On peut douter de la valeur historique de ce récit , mais qui pourrait douter de sa valeur spirituelle et mystique ?
Ce récit est écrit 100 ans après la mort de François. Dans les ermitages, de bouche à oreille, on relatait les faits merveilleux de sa vie, en ajoutant, bien sûr, quelques embellissements. Il n’empêche que ce sont des méditations pleines de vie, brûlantes d’amour et très franciscaines. François avait cru devoir répondre au désir de Claire, alors recluse à saint Damien, en l’invitant à manger à sainte Marie des Anges. Le texte nous dit : « elle demanda à plusieurs reprises au Bienheureux François de lui faire cette consolation qu’ils mangent une fois ensemble. »
Pendant le repas, François commença à parler de Dieu avec tant de suavité et d’élévation que tous les convives furent ravis en Dieu. (le ravissement est une forme particulière de l’extase, caractérisée par la violence, l’âme étant soudainement saisie par Dieu comme par une force supérieure.) Mais laissons parler le texte : « Alors qu’ils étaient assis ainsi ravis, les yeux et les mains tournées vers le ciel, il semblait aux gens d’Assise que tout brûlait d’un grand feu…C’est pourquoi les Assisiates…accoururent en grande hâte, croyant fermement que tout était embrasé par le feu. »
Nous savons la conclusion, les gens d’Assise ne vont pas trouver d’incendie, mais seulement François, Claire et les compagnons, ravis en Dieu dans la contemplation, assis autour d’un humble table. « Ils comprirent avec certitude que c’était là un feu divin et non matériel miraculeusement pour montrer et représenter le feu du divin amour, dont brûlaient les âmes de ces saints frères et saintes moniales. »
Le grand symbole auquel l’auteur a recours est donc le feu : un feu gigantesque et qui ne brûle pas. Nous retrouvons ici la grande image franciscaine de frère feu avec sa puissance de signification. Chesterton (auteur anglais) dira très justement : « Il serait difficile de trouver de cette passion totalement pure et désincarnée une image plus saisissante que ce rouge halo sur la colline… » (St François d’Assise Pg. 169) Claire et François se rencontre dans le même feu qui symbolise l’amour profondément humain et divin qui les unit.
La vision de la mamelle
Ce récit illustre encore mieux le type de relation entre Claire et François. Il dévoile l’amour humain et spirituel de claire pour François et aussi sa dépendance filiale. Cette vision est rapportée dans les actes du Procès de canonisation par 4 sœurs, dont 3 sont des intimes de la première heure . (Philippa, Amata, Cecilia, Balvina)
« Cette dame claire rapportait aussi qu’une fois, en vision, il lui paraissait qu’elle portait à Saint François un récipient d’eau chaude, avec une serviette pour s’essuyer les mains. Elle montait par une haute échelle, mais elle allait aussi légèrement que si elle était allée de plain-pied. Quand elle fut parvenue à Saint François, le saint tira de son sein une mamelle et dit à cette vierge Claire :<viens, reçois et suce.> …Ce qu’elle suçait était si doux et si délectable qu’en aucune manière elle ne le pourrait expliquer. Après qu’elle eut sucé, cette extrémité ou bout de sein d’où sort le lait demeura entre les lèvres de la bienheureuse Caire…et cela lui parut de l’or si clair et si brillant qu’elle si voyait comme dans un miroir. »
Cette vision peut nous étonner mais au Moyen Age la lactation était un symbole traditionnel. Et depuis l’antiquité les rêves étaient interprétés comme vision religieuse. C’étaient un moyen d’entrer en communication avec le surnaturel. Pour claire le langage des visions, étaient pour elle, le langage de l’expérience religieuse et du désir.
Freud dira que le rêve exprime des idées à fortes charges affectives qui sont profondément iscrites dans la mémoire. Et Jung enchaînera : « Pour moi les rêves sont nature, qui ne mêle pas la moindre idée trompeuse. » (Ma vie Pg 260)
Au Moyen Age il était interdit à une femme de prêcher, et d’accéder à la culture universitaire , mais elle s’exprimait par des visions. C’était le langage le plus typique de la spiritualité féminine. Claire, dans sa vision prend le langage des mystiques, mais avec la différence que la relation n’est pas avec Jésus mais avec François. Pour claire, François est « la colonne, l’unique consolation a près Dieu. »
Julien Green a un très beau texte sur leur relation « Comment trouver un langage de l’âme qui n’emploie pas des expressions charnelles ?La pureté du cœur flamboie dans la candeur des aveux…Comment cet amour s’exprimerait-il autrement que dans les termes de l’amour terrestre avec l’inévitable vocabulaire de la sensualité.
Comment ne se souviendrait-on pas du plus beau poème d’amour qui est le Cantique des cantiques ?…
Claire parle du langage du désir parce qu’elle n’en a pas d’autre pour traduire l’excès d’une passion indicible. »(Frère François Pg 172) Et Julien Green ajoutera « Deux âmes volant l’une vers l’autre par delà les exigences de la chair. » Pg 170) C’est la totale transfiguration de l’Eros en Agapè.
1) Approche mystique de François
A) Il paraît assuré que François entra dans la vie mystique dès ses premiers pas vers le Christ. La première fois lors de son élection comme chef de la jeunesse d’Assise. Les événements sont décrits avec une grande richesse de détails et d’indications exactes dans la Légende des III Compagnons (V.7)
« Peu de jours après son retour d’Assise, ses compagnons l’élurent un soir, comme chef de leur groupe, avec le pouvoir d’ordonner les dépenses à son gré. Comme il l’avait souvent fait, il fit donc préparer un somptueux banquet. Une fois rassasiés, tous sortirent de la maison et parcoururent la ville en chantant. Ses compagnons. En groupe, précédaient François : lui tenant en main le bâton du chef fermait le cortège, un peu en arrière, sans chanter, mais absorbé dans sa méditation. »
Célano (II C 7) qui relira ce texte va salir ce groupe, il va les appeler : « la troupe des fils de Babylone » Il parlera également «… de ces banquets d’amis où l’on sacrifie toujours à l’indécence et à la bouffonnerie…Ils s’en allèrent ensuite souiller les places de la ville de leurs chansons d’ivrognes. »
Mais revenons au récit des Trois Compagnons : « Et voici qu’il est soudain visité par le Seigneur et son cœur est rempli d’une si grande douceur qu’il ne pouvait ni parler ni bouger et rien ressentir ou entendre que cette douceur… Et comme il le confia plus tard, il aurait été incapable de bouger, même si on l’avait coupé en morceaux. »
Nous avons ici, tous les traits d’une expérience mystique maintes fois décrite dans la spiritualité : Soudaineté, suspension des facultés, perception suave du Seigneur. Sabatier n’hésite pas à rapprocher cette scène de l’extase d’Ostie chez saint Augustin. « Ce fut le temps d’un soupir. »(Confession IX 23-26) Sainte Thérèse d’Avila, dans son autobiographie décrira avec beaucoup de précision cette expérience mystique : « Tandis que l’âme est ainsi à la recherche de Dieu avec d’immenses et douces délices, elle se sent défaillir…c’est une sorte d’évanouissement, le souffle lui manque, et toutes les forces corporelles…Les yeux se ferment…Parler est vain, car on n’arrive point à former un mot… » (Vie XVIII 10)
B) Saint Bonaventure (LM X 2) dira que François ne manquait jamais une visite du Seigneur, et qu’il « savourait la douceur qui lui était offerte. » Quand il était sur la route il se laissait distancer par ses compagnons et restait étranger à ce qui se passait autour de lui. Arrivé à Borgo San Sepolcro, la foule se rue sur lui et le tire dans tous les sens, mais François ne remarque rien. Et une fois passé le bourg il demanda si on en était encore loin ! et le texte nous dira : « Fixé sur les splendeurs célestes, son esprit n’avait perçu ni le lieu , ni les temps, ni les personnes venant à sa rencontre. » Ce qui lui arrivait assez souvent.
C) La contemplation Du Créateur à travers la création : On ne peut pas parler de l’itinéraire mystique de François sans parler de cette joie extatique il contemplait la création. Célano nous dira : « Qui pourrait nous décrire la douceur inondant son âme lorsqu’il retrouvait dans les créatures la sagesse, la puissance et la bonté du Créateur ? A contempler le soleil, la lune et les étoiles, il sentait monter au cœur une joie ineffable. ( I C 80) Et dans un très beau texte Célano dira que François «Dans toute œuvre admirait l’Ouvrier se réjouissait de tous les ouvrages sortis de la main de Dieu… et qu’il savait, dans une belle chose contempler le Très Beau » (II C 165) Et de cette joie ineffable sortira un jour, en pleine nuit, physique et morale le magnifique Cantique de l’homme réconcilié avec lui-même, avec la nature et avec Dieu. Saint Bonaventure s’extasiera : « O homme vraiment…admirable ! Pour lui, le feu tempère son ardeur , l’eau change de saveur, la pierre offre un abondant breuvage…les être cruels s’adoucissent… »(Lm V 9)
D) Il est intéressant de remarquer que quand François était rempli du feu de l’Esprit-Saint , c’était toujours en français qu’il laissait exposées ses paroles enflammées dont il était rempli. ( I C 16 ; II C 13 et127) Plusieurs fois les biographes soulignaient que François chantait en français quand son âme débordait d’allégresse.
E) Les stigmates
approche et définition
étymologiquement les stigmates sont des signes imprimés sur le corps au moyen d’un instrument pointu brûlé au fer rouge. Dans l’antiquité ces « stigmata » étaient imposé aux voleurs et aux esclaves. Les Juifs prohibaient cette pratique païenne, car pour eux le signe de l’Alliance était la circoncision.
Dans le Nouveau Testament le mot « stigmata » ne se trouve qu’en Galates VI 17 : « Désormais que personne ne me cause d’ennuis, car je porte en mon corps les marques (stigmates) de Jésus. » Saint Paul fait allusion aux cicatrices laissées dans sa chair par les mauvais traitements (« Cinq fois j’ai reçu des Juifs les trente-neuf coups de fouet ; trois fois j’ai été battu de verges ; une fois lapidé… » II Cor XI 24-25)
Le sens actuel du mot qui remonte à Saint François signifie que certains êtres humains sont porteurs d’altérations cutanées qui se situent à des endroits précis : (mains, pieds, côtés, front.) Ces altérations s’inscrivent dans un contexte de ferveur religieuse en référence à la Passion du Christ et à ses plaies. Les stigmates en référence à Jésus crucifié ne se rencontrent que dans l’Eglise latine.
Les Orthodoxes se montrent critiques à l’égard de stigmates, car ils ont peur qu’une trop grande insistances sur la souffrance du Christ face de l’ombre à la Résurrection et à la Glorification. Pour eux la stigmatisation paraît une « déviation » par rapport à leur théologie mystique.
La Stigmatisation de Saint François
1) La lettre encyclique du frère Elie sur la mort de Saint François : Première attestation des stigmates
« Peu de temps avant la mort, notre frère et père apparut crucifié, portant dans son corps cinq plaies qui sont les vraies stigmates du Christ. En effet, ses mains et ses pieds eurent comme les perforations des clous, percées de chaque côté, conservant les cicatrices et montrant la noirceur des clous. Quand à son côté, il apparut percé d’un coup de lance et laissa souvent échappé du sang. »
2)Deux difficultés :
A) la diversité des descriptions qu’en ont données les biographes et les compagnons de saint François. Alors que dans la lettre encyclique, Elie ne cite ni la date ni le lieu ni la modalité de la stigmatisation. Frère Léon, témoin privilégié du prodige, le rapporte très sobrement : « Deux ans avant sa mort, le Bienheureux François fit un carême au lieu de l’Alverne…Et la main du Seigneur s’étendit sur lui… par la vision et les paroles d’un séraphin et l’impression des stigmates sur son corps. » Telle est la note transcrire à l’encre rouge par Frère Léon sur l’autographe même de François en mémorial de l’expérience mystique de l’Alverne. Nous savons que frère Léon conserva sur lui, plié en quatre, toute sa vie cet écrit de François. ( Bénédiction à Frère Léon S. C. Page 44)
Célano et après lui saint Bonaventure seront très prolixes sur les stigmates. (I C 95 ; LM 13) Mais, à la fin, Célano aura le courage de dire : «Les mots sont souillés pour exprimer de telles merveilles…alors ce qui est inexprimable en paroles devait apparaître dans sa chair. » (II C 203) Et le biographe parlera de ceux qui ont eu la chance de voir ou toucher la blessure sacrée durant la vie de François : « Heureux Frère Elie qui, en quelque manière, put l’apercevoir ! Non moins privilégié Rufin, qui put toucher de ses propres mains la blessure sacrée. » (I C 95) Et le Frère Bonizo dira : « Mes yeux pécheurs les ont vus, mes mains pécheresses les ont touchées. » (Thomas d’Eccleston Pg 1985)
B) Les négateurs des stigmates. Un certain nombre de documents montrent que l’enthousiasme de Frère Elie ne fut pas partagé par tous. Même à l’intérieur de l’Ordre certains frères en doutaient. Au chapitre général de Gênes en 1251 le ministre Général Jean de Parme demanda au Frère Bonizo de témoigner des stigmates car nous dit le texte : « car beaucoup de gens de par le monde en doutaient. » A l’extérieur de l’Ordre les manifestations d’incrédulité ou d’hostilité envers les stigmates se multipliaient. Ainsi neuf Bulles pontificales vont dénoncer les négateurs des stigmates.
Ces manifestations de scepticisme s’expliquent en partie par une réaction contre le zèle trop ardent des Franciscains qui exaspéra le clergé séculier et surtout les Dominicains. On raconte qu’un dominicain s’attaqua avec un couteau à une fresque représentant le stigmatisé en disant : « Ces Mineurs veulent assimiler leur saint au Christ…Je vais arracher les stigmates de cette image pour qu’il ne puisse lui ressembler. » Il est vrai que l’exaltation hyperbolique de la figure de Saint François ne pouvait manquer de susciter des réactions hostiles. Barthélemy de Pise dans ses Conformités montra que la vie de Saint François fut la représentation exacte de celle du Christ ( André Vauchez de St François et leurs détracteurs)
Aujourd’hui l’historienne Ch. Frugoni a essayé de montrer que les stigmates proviendraient de la lèpre : « A force de s’obstiner à soigner les lépreux, François avait longuement attrapé leur maladie et, après une longue période d’incubation, elle commençait à faire son œuvre. Il est possible que les têtes des clous de chair décrites par Thomas de Célano aient été en réalité des excroissances dues à la lèpre. » Saint François d’Assise. La vie d’un homme, Paris 1997 Pg. 165) Mais on peut se demander pourquoi aucun texte ne parle de la lèpre chez François ?
Les stigmates au sens spirituel
A) Chaque période de l’histoire véhicule des valeurs privilégiées, des courants de pensée, des idéologies : Alors qu’au XIIIe siècle les disciples de Saint François ont eut la tentation de « stigmatiser sa vie » , c’est à dire de voir toute la vie de François à travers les stigmates et d’oublier la lente conversion et le chemin parcouru. Au XIXe siècle on est tombé dans un dolorisme abâtardi. Jean Onimus dira : « Il y a dans l’inflation du crucifix quelque chose de morbide qui tranche sur les paroles d’espérance de l’Evangile. »
Aujourd’hui la tentation serait de supprimer la Croix. Si nous éliminons le mystère de la Croix, nous réduisons le Christianisme à une idéologie de plus. Saint Bonaventure disait des premiers frères : « La Croix du Christ leur tenait lieu de livre, jour et nuit ils s’en remémorait le mystère. » (LM IV 3) Et en écho le Curé d’Ars dira : « La Croix du Christ est le plus savant de mes livres, ceux qui ne connaissent pas ce livre sont des ignorants.
B)La Passion du Christ nous révèle une dimension tragique de l’histoire humaine, celle de l’antagonisme entre le projet de l’amour de Dieu et le refus de l’homme. Il s’agit d’un drame immense qui traverse tous les siècles où l’Amour est rejeté. Les mystiques l’avaient bien compris. Ils se laisseront touchés jusque dans leur corps par la blessure d’amour , celle du Christ en Croix et celle des crucifiés de l’histoire.
Saint François a d’ailleurs été préparé à la rencontre du Crucifié par la rencontre de crucifiés de la terre, et en particulier les plus rejetés de son époque que sont les lépreux. De tout l’ardeur de son désir il souhaite donner corps forme à l’amour de Dieu pour l’humanité et rendre cet amour visible et palpable. Le cœur de François va battre avec le cœur même de Dieu. La blessure d’amour va progressivement s’approfondir, élargir son cœur, jusqu’à s’inscrire dans son propre corps. Pour les III Compagnons (14) Les stigmates sont la manifestation sensible d’une blessure plus ancienne causée par la mémoire de la Passion du Christ
Jean de la Croix , qui pourtant est si prudent pour ce genre de manifestation, dira : « François reçut en son âme une blessure d’amour qui parut au dehors sous la forme de cinq plaies imprimées sur le corps, en sorte que la blessure de l’âme se trouva en quelque sorte reproduite sur les membres. » (La vive flamme d’amour B II 13)
C) Nous portons tous sur notre visage les traces, les marques de ce qui nous préoccupe, de ce qui nous fait vivre, et de ce qui nous fait mourir. Qu’elle différence entre le visage bouffi et jouisseur de Charles de Foucault, chassé de l’armée pour inconduite, et le visage de l’ermite de Tamanrasset dont les t
eux ont tellement regarder le ciel !
Le stigmatisé est marqué au fer rouge par l’amour qui le fait vivre. En ce sens, je crois qu’on peut dire que les stigmates sont une fête de feu, d’un feu très ardent. Ils disent une brûlure d’amour jusque dans le corps. Ainsi le corps de François est devenu un tissu sur lequel Dieu à frémi . un tissu imprimé sur lequel Dieu à inscrit son émoi, sa douleur.
Jourdain de Saxe, le premier successeur de Saint Dominique reprendra la même idée en disant : « Jésus étendu en croix comme une peau sur laquelle il a inscrit ses meurtrissures et qu’il a enluminée de son sang généreux. » (Lettre 45-14)
Saint Bonaventure, qui a beaucoup médité sur les stigmates, dira de son côté : « Le Christ à été blessé pour que nous puissions voir à travers la blessure visible, l’invisible blessure de l’Amour. » (Vigne mystique)
2) Approche mystique de Claire
A) Un événement dramatique rapporté par deux sœurs qui ont assistées à l’invasion du monastère par les Sarrasins. Claire est gravement malade, elle se dresse sur son lit et demande qu’on lui porte le Saint Sacrement et en pleurant elle supplie le Seigneur : « Garde toi même tes servantes, parce que moi j’en suis incapable ! » (Pr. IX 2) (contrairement à la tradition iconographique, Claire ne brandit pas l’ostensoir, mais elle se fit porter devant elle une pyxide contenant le Saint Sacrement) Le biographe qui rapporte l’événement dira : « La force de la prière de claire jette le trouble dans les rangs des soldats. Au même moment leur colère fait place à leur peur et ils s’enfuient très vite sans faire aucun mal. » (C 22) Le cri de Claire, sa faiblesse , ses larmes et la force de L’Eucharistie ont triomphé du mal.
B) Mais se sont les admirables Lettres à Agnès ,( fille du roi de Bohême), où Claire montre le mieux sa passion pour le christ.
1) Je prendrai d’abord un passage de la deuxième lettre à Agnès (2 L Ag. 11- 13) « Garde mémoire de ton commencement… Ne quitte pas tes débuts des yeux. Tiens ce que tu tiens. Mais d’une course rapide, d’un pas léger, sans entraves au pieds, pour que tes pieds ne prennent pas même la poussière, sûre ,joyeuse et alerte, marche prudemment sur le sentier de la béatitude. »
« Garde mémoire de ton commencement » Claire presse Agnès de garder mémoire de son premier appel. Il contient la lumière pour éclaire la route à parcourir et le souffle pour fortifier son élan. Claire n’invite pas à un retour nostalgique sur le passé, mais à revenir à ce lieu de mémoire où les forces du cœur relancent le désir d’aller vers Dieu dans la joie d’un cœur renouvelé. Faire mémoire au jour d’obscurité, pour les éclairer de la lumière paisible des commencements. Lorsque la tentation de ralentir la course se fait plus vive, il est bon d’avancer, tourné vers notre commencement, vers les racines lumineuses de notre être.
«Tiens ce que tu tiens. Mais d’une course rapide, d’ un pas léger, sans entraves au pieds… » Surprenant conseil de Claire que seuls les mystiques ont le secret. Il faut en même temps tenir et en même temps courir. C’est tout le paradoxe de l’Evangile. Il faut courir au but et tenir jusqu’au bout. Mais il y a un deuxième paradoxe : La course doit être rapide et la marche prudente. La prudence est un mélange d’attention, de clairvoyance , d’habileté. Tout en courant il faut regarder où l’on marche et le sens de la marche. Il y a donc chez Claire un dynamisme qui prend sa source dans la certitude d’être aimée et de contempler un jour son Bien-Aimé.
2) La quatrième lettre (4 L Ag 33- 36) « Au cœur de cette contemplation, souviens-toi de ta pauvre petite mère et sache que moi, j’ai gravé pour toujours sur les tablettes de mon cœur le bonheur de me souvenir de toi, car tu m’es plus chère que toute autre. Que dire encore ? La langue du corps est impuissante à exprimer l’affection que j’ai pour toi… »
C’est au cœur du regard de Claire sur Jésus que s’inscrit sa demande. Avec une merveilleuse audace et une émouvante spontanéité Claire dira à Agnès : « Quand tu seras au cœur de ta relation avec ton Bien-Aimé, ne m’oublies pas quand même ! » La vraie contemplation n’éloigne pas des réalités humaines qui sont d’abord relationnelles. Elles n’enlèvent pas les relations privilégiées. (Il y a deux types de saints : les parfaits les rigides qui vont droit au but, sans passer par les relations humaines. Il y a un deuxième type de sainteté : Claire comme Thérèse d’Avila ont intégré leur tendresse humaine dans leur relation à Dieu. )
Il y a ensuite des paroles fortes que seuls les mystiques peuvent prononcer : « Je t’ai gravé pour toujours sur les tablettes de mon cœur…Tu m’es plus chère que toute autre…La langue du corps est impuissante à exprimer l’affection que j’ai pour toi. » » Pour les écrits importants on utilisait de la cire sur lequel on écrivait avec un stylet. L’amour de Claire est tellement fort, tellement spirituel, tellement transfiguré que Claire est impuissante à l’exprimer. Claire peut dire ses paroles fortes, sans sentimentalisme, parce qu’elle est imprégné de l’amour de Dieu. (Nous retrouvons la même difficulté de langage pour exprimer les secrets divins dans la rencontre de saint Louis avec frère Gilles .Fior 34 ; Actus 43) Sa demande, si humaine : « Ne m’oublie pas » se fait sous le regard de Dieu, branchée sur les entrailles de miséricorde de Dieu, animée de l’inépuisable compassion de Dieu. Parce que Claire est vraiment enracinée elle peut exprimer son amour avec tendresse et liberté.
C) « Qu’as-tu de neuf à m’apprendre sur Dieu ? » ( Vie 45)
C’est la question que pose Claire au frère Junipère venu à son chevet de mourante. Après 40 ans de rumination de la Parole, Claire est encore désireuse d’apprendre du nouveau sur Dieu. Et devant le mystère de Dieu elle est en émerveillement , comme au premier jour. Et apercevant celui qu’elle appelait : « le jongleur de Dieu » elle l’interpelle « toute réjouie » : « Toi qui nous a parlé de Dieu avec des paroles brûlantes d’amour, qu’as-tu de neuf à encore nous dire ? » Pour Claire, jusqu’à la dernière minute, tout est nouveauté, passion, découverte.
D) « Claire dit à son âme : Pars en toute sécurité, car tu as un bon guide pour la route. Pars, celui qui t’a créée t’a aussi rendue sainte. Il t’a toujours gardée et aimée d’un tendre amour, comme une mère aime son enfant. Seigneur, dit-elle, béni sois-tu, toi qui m’a crée. » Comme sœur Anastasie lui demandait à qui elle parlait, elle répondit : « Moi ? Je parle à mon âme bénie. » ( Vie 46)
Claire va mourir, elle a vécu 40 années dans la prière, la pauvreté, la souffrance et la lutte pour défendre l’idéal de François. Au soir de sa vie, elle accueille sa propre réalité, toute son histoire, son passé, son présent. Elle ne met rien entre parenthèse, elle accueille sa vie au creux de sa main. Comme Dieu au premier matin du monde elle « vit que cela était bon » (Gn I 25) Et elle reçoit dans la confiance l’avenir encore caché en Dieu.
Dire : « Béni soi-tu, toi qui m’a créée » suppose que l’on s’accepte tel que l’on est avec sa valeur , mais aussi avec ses limites et ses faiblesses. Claire se regarde avec bienveillance. Quel signe de maturité ! Quel équilibre de se reconnaître, tel que l’on est. Le dernier cri de Claire naît de sa foi. Sans complexe elle reconnaît qu’elle est parée de la Beauté de Dieu, pétrie de la sainteté de Dieu. Elle reconnaît l’œuvre de Dieu en elle , s’en réjouit et rend grâces.
Elle peut partir car elle a « un bon guide pour la route. Pars celui qui t’a créée t’a aussi rendue sainte » Ces paroles semblaient tellement inouïe que la sœur Anastasie lui demanda à qui elle s’adressait ? Claire lui répondra : « Mais je parle à mon âme bénie » On ne triche pas devant la mort. Ces dernières paroles sont le résumé de ce qui est fondamental pour Claire, ce qui habite au plus profond de son cœur. C’est un cri d’émerveillement d’une femme qui a lutté toute sa vie pour être fidèle à l’Esprit.