(Inspiré du Cardinal Martini et Christoph Theobald)
I Un samedi de grand silence
On peut rattacher le Samedi Saint au « sabbat »du peuple d’Israël qui est ce jour sacré de repos hebdomadaire, béni par Dieu. Mais pour nous chrétiens, il existe un autre « sabbat » qui est au cœur de notre foi : il s’agit du Sabbat Saint, du Samedi Saint, enchâssé dans le triduum pascal. De la mort et de la résurrection de Jésus, comme un temps empli de souffrance, d’attente et d’espérance.
C’est un sabbat, un samedi de grand silence,vécu dans les pleurs par les premiers disciples qui portent encore dans leur cœur les images douloureuses de la mort de Jésus, comprises comme la fin de leurs rêves messianiques. C’est aussi le samedi saint de Marie,la femme fidèle, Mère de l’amour. Elle vit son sabbat saint dans les larmes, mais aussi dans la force de la foi en soutenant la foi défaillante des disciples.
C’est cependant ce samedi – entre la souffrance de la Croix et la joie de Pâques – que les disciples font l’expérience du silence de Dieu, de l’accablement dû à sa défaite apparente, de la dispersion provoquée par l’absence du Maître, apparu aux hommes comme prisonnier de la mort. C’est pendant ce Samedi Saint que Marie veille dans l’attente et l’espérance de la promesse de Dieu.
Chez les disciples, nous reconnaîtrons le trouble, la nostalgie, les peurs qui peuvent marquer notre vie de croyants en ce siècle de guerres atroces. Chez la Vierge du Samedi Saint nous lirons notre attente, nos espoirs, une foi vécue comme un passage continuel vers le Mystère. Chez les disciples et la Vierge nous pourrons trouver un élan vers la recherche, l’espérance, l’écoute de la Voix qui parle dans le silence.
II Silence et désarroi du Samedi Saint chez les disciples
Le vécu des disciples pendant le samedi qui suit la crucifixion du Maître est celui d’un grand désarroi. Pourquoi sont-ils si troublés ? La raison est que leur Seigneur a été tué, que son appel à la conversion n’a pas été entendu, que les autorités l’ont condamné. Depuis la Cène pascale, les faits se sont succédés d’une façon vertigineuse et imprévue, ce qui a surpris les disciples et les a rendu muets. Comme les deux disciples qui marchent vers Emmaüs ils ont le cœur tout triste. (Luc 24, 17)
Les annonces de la Passion que Jésus avait faites, les miracles du Maître, l’amour qu’il leur avait montré au cours du dernier repas, ont disparu de leur mémoire . On a l’impression que Dieu est devenu muet, qu’il ne parle pas, qu’il ne suggère plus la façon d’interpréter l’histoire. C’est la défaite des pauvres, la preuve que la justice ne paie pas.
A cela s’ajoute la honte qu’ils éprouvent après avoir fui et renié le Seigneur : ils se sentent traîtres, incapables de faire face au présent. Ils sentent qu’ils n’ont plus de perspective d’avenir. Ils ne voient pas comment sortir de cette situation catastrophique et de l’écroulement de leurs illusions
Mais dans le silence du Samedi Saint la mémoire des disciples va se mettre doucement au travail. Après la débâcle , les Paroles de Jésus vont revenir à leur mémoire . Ses gestes de guérison, l’étonnante cohérence entre ses paroles et ses actes et surtout sa manière de prier .Ils pouvaient non seulement s’en inspirer, mais aussi découvrir ce qui les avait attiré en suivant Jésus. Mais surtout à la vielle de sa mort, Jésus leur fait don de sa vie : « Ceci et mon corps. Ceci est mou sang ».
C’est donc dans cet espace vide du Samedi Saint , en quelque sorte espace laissé par le silence de Dieu, que pouvait émerger progressivement la mémoire des disciples. C’est dans cet espace du Samedi Saint que les disciples ont pu se laisser surprendre par une nouvelle manière, toute aussi réelle de vivre avec le Christ.
III Notre façon de vivre ce samedi saint
Dans l’inquiétude des disciples, il me semble pouvoir reconnaître les inquiétudes de nombreux croyants d’aujourd’hui, surtout en Occident, souvent égarés face au soi-disant signe de la « défaite de Dieu »de « l’absence de Dieu ».
Déjà en 1948,dans sa lettre de carême, le cardinal Suhard disait : « Dieu est absent, banni, expulsé du cœur même de la vie. La société s’est refermée sur cette exclusion et c’est un vide dont elle meurt : un désert de Dieu ». Texte fort et combien actuel, où nos sociétés sécularisées radicalisent cette absence et ce silence de Dieu. Mais les Psaumes et le Livre de Job nous apprennent que cette situation a toujours existée.
En ce sens notre époque pourrait être vue comme un Samedi Saint de l’histoire. Comment vivons-nous cette époque ? Qu’est-ce qui nous trouble aujourd’hui ? Bien sûr que ce qui se passe en Ukraine nous trouble profondément. Mais notre mémoire du passé ne s’est elle pas affaiblie ? Pourtant les souvenirs ne manquent pas. En Europe et en France le souvenir reste vivace d’une vie chrétienne liée à des lieux d’une grande signification. Il suffit de penser aux grandes cathédrales et à des lieux comme Rome et Assise. La présence du christianisme a laissé dans notre histoire des signes indélébiles. Sans compter tous endroits de la terre où l’amour se lève, se dit, se vit au Nom du Christ Ressuscité.
Néanmoins ce souvenir s’est affaibli au niveau du vécu quotidien.Beaucoup ne parviennent plus à intégrer la foi dans la vie de tous les jours. Et surtout à la faire passer à leurs enfants. Il y a une tradition qui ne passe plus. La sécularisation lente mais progressive n’aide pas à vivre un christianisme dans un contexte social et culturel où l’identité chrétienne est plutôt défiée. Surtout depuis les révélations sur les abus sexuels dans l’Eglise ! Dans de nombreuses circonstances il est plus facile de se dire non-croyant que croyant.
Mais on peut se poser la question : Ne sommes-nous pas dans le temps de la Résurrection ? Pourquoi ne pas nous laisser inspirer surtout par le dimanche de Pâques ? Pourquoi rester enfermés dans le désarroi des disciples après la mort de Jésus plutôt que nous ouvrir à leur joie quand ils le rencontrent Vivant ? « En voyant le Seigneur, les disciples furent tout à la joie »(Jn 20,20)
C’est vrai nous sommes déjà dans le temps de la Résurrection . Et notre attitude fondamentale doit être une attitude de joie pascale. Toutefois la lumière du Ressuscité se mêle encore aux ombres de la mort. Nous sommes déjà sauvés dans la foi et l’espérance mais notre condition est encore liée à la souffrance à la maladie et à la mort.
Nous sommes dans une situation semblable à celles des disciples d’Emmaüs, les femmes ont trouvé le sépulcre vide, les anges ont indiqué qu’il ne fallait pas le chercher parmi les morts (Luc 24, 22,23) , mais leur cœur est encore lourd de souffrance. Nous sommes semblables aux apôtres au Cénacle : ils ont entendu parler de la Résurrection, toutefois la peur fait qu’ils se tiennent encore enfermés.
En d’autres termes, le temps que nous vivons est celui de la « Bonne Nouvelle »qui est accueillie par certains et refusée par d’autres. Elle doit encore ouvrir un chemin au milieu de la méfiance et du refus. Jésus crucifié est déjà dans la gloire du Père, mais l’évidence de sa résurrection demeure voilée.
Nous sommes dans le domaine de la foi et de l’espérance , du déjÃet du pas encore : Jésus est déjà ressuscité et glorieux, sa grâce commence à transformer nos cÅ“urs , mais il ne s’agit pas encore de la victoire définitive.
IV La signification spirituelle de l’apparente absence de Dieu
On peut aller plus loin dans la compréhension du Samedi Saint. Le « sabbat » est donc le repos pour les Juifs où ils commémoreront le 7e jour de la création quand Dieu se reposa. Le Samedi Saint n’est peut-être pas un jour de repos pour nous. Mais en tentant de faire silence nous pouvons entendre dans le silence de Dieu, autre chose que son absence et peut-être y percevoir son « repos »
Si Dieu se tait, c’est parce que à un moment donné de l’histoire Il a tout dit.En tout cas le Vendredi Saint, le 6e jour de la semaine il termine son œuvre. Saint Jean fait dire à Jésus : « Tout est achevé » (Jn 19,30) Le 7e jour est alors celui du silence parce que tout est dit. Il serait déplacé de demander à Dieu de parler encore. Marcel Légaut s’inspirant d’un mystique de l’Indefera cette prière : « Ô Toi qui est chez Toi dans le fond de mon être, donne-moi de me tenir dans le fond de mon être, reçois de moi la paix du 7e jour dans le silence ».(Prières d’homme)
Quand Dieu se taît et se cache comme sur le Golgotha, le pouvoir des ténèbres semble régner. Les ténèbres sont en quelque sorte l’autre versant l’éternelle question : Pourquoi le mal ?Pourquoi s’en prendre ainsi à un homme qui a passé sa vie à faire le bien ? L’Ecriture ne répond pas. Mais elle nous montre qu’en Jésus nous recevons une « force » la sienne permettant de résister au mal et à la violence.
Tout cela nous est offert le Samedi Saint. Nous sommes libres de nous laisser entraîner vers le doute et vers une vision tragique de l’existence, ou d’entendre dans ce silence même la voix de Dieu. Voix silencieuse et douce comme celle qu’a entendue Elieà l’Horeb Ou ce silence impressionnant de Jésus pendant sa Passion : « Jésus gardait le silence » (Mt 26, 63 ; Mc 14, 61 )
V Le Samedi Saint de Marie
Le Vendredi Saint, après la mort de Jésus, Jean, « le disciple, la prit chez lui »(Jn 19, 27) , dans son cœur et dans sa maison. Marie est restée en silence au pied de la croix, dans l’immense douleur de la mort de son Fils. Elle demeure dans le silence de l’attente, sans perdre la foi dans le Dieu de la Vie, alors que le corps du crucifié gît au sépulcre.
Au cours de ce samedi du silence de Dieu et dans ces temps de ténèbres nous savons que Marie « gardait tous ces événements dans son cœur »(Luc I 51) Elle s’est sans doute rappelée la parole de l’archange Gabriel : « Il sera grand et sera appelé Fils du Très-Haut .. et son règne n’aura pas de fin » (Luc I 32,33) Dans les moments de ténèbres et de désolation elle est revenue à la Parole inouïe de l’Ange. Marie a continué à espérer au pied de la croix et cette espérance elle l’ a communiquée aux disciples désorientés et déçus.
Marie, Mère de l’espérance nous enseigne à regarder avec patience et persévérance ce que nous vivons en ce samedi de l’histoire, alors que beaucoup sont tentés de ne plus espérer en la vie éternelle, ni même en retour du Seigneur. L’impatience et la précipitation qui caractérisent notre culture technologique
nous font ressentir comme un fardeau tout retard dans la manifestation du dessein de Dieu et de la victoire du Ressuscité. Notre peu de foi à lire les signes de la présence Dieu dans l’histoire se traduit souvent en impatience et en fuite.
Marie, Mère de l’espérance et de la patience, demande à ton fils d’être plein de miséricorde à notre égard et de venir nous chercher sur la route de nos fuites et de nos impatiences comme il l’a fait pour les disciples d’Emmaüs. Demande-lui qu’une fois encore sa Parole réchauffe notre cœur. (Luc 24, 32) Ô Marie, obtiens-nous la consolation profonde qui nous permet d’aimer et d’espérer même au cœur de la nuit de la foi.