2ème dimanche du Temps Ordinaire – Année B
“Voici l’Agneau de Dieu” (Jn 1, 35-42)
Bonjour à tous,
C’est la première fois que je prends la parole ici pour dire quelque mots sur l’Evangile, mais
ce n’est pas le plus intimidant, et vous avez l’air assez sympathiques. Non le plus intimidant
pour moi, c’est de dire quelque mots après cet Evangile selon Jean, dont les paroles
résonnent encore deux mille ans après son écriture.
Alors pour parler de cette parole, je vais vous proposer de faire un détour avec trois petites
histoires, nous allons tresser trois fils dans une sorte de voyage qui commence en extrême
orient, encore plus loin que les rois mages.
La première étape se passe à Tokyo, dans les années 1830, et la ville est entièrement
construite en bois. Il y a là un artiste, déjà reconnu, qui a peint peu d’années auparavant
cette vue sublime du mont Fuji, petit point de stabilité sous une vague immense qui a fini par
l’éclipser. Hokusaï, c’est son nom, entend tout à coup une rumeur. Ce bruit sourd, c’est celui
d’une foule qui crie au nouvel incendie, et déjà il perçoit la fumée et les flammes qui se
rapprochent. Il sait qu’il doit partir, et qu’il n’a pas beaucoup de temps. Que va-t-il emporter ?
Est-ce qu’il va emporter ses premiers dessins, qui marquent le temps où il a osé se lancer ?
Est-ce qu’il va emporter ses sortes de petites cartes de voeux qui l’ont fait connaître dans le
tout Tokyo ?
Est-ce qu’il va emporter les dessins de sa période charnelle, presque érotique, où il a célébré
le trouble du désir ?
Est-ce qu’il va emporter ses oeuvres de la maturité, et cette vague immense qui continue de
nous fasciner ?
Rien de tout cela. Face aux flammes qui progressent, tranquillement, Hokusaï leur tourne le
dos et emporte ses pinceaux.
Première étape du voyage.
La deuxième étape de notre voyage se passe au sud de l’actuelle Turquie, en Asie
mineure, dans la région d’Ephèse. C’est l’histoire d’une communauté qui est loin de
Jérusalem, loin de Rome aussi, et au sein de laquelle vibre le souvenir du “disciple que
Jésus aimait”. C’est une communauté qui a recueilli des traditions qu’elle fait remonter au
disciple Jean, et qui a aussi accueilli des juifs qui avaient suivi Jean le Baptiste. C’est une
communauté prise dans des temps troublés, marquée par deux événements majeurs et
présents dans toutes les mémoires: la destruction du Temple de Jérusalem et les massacres
qui ont eu lieu, mais aussi la rupture définitive avec le monde juif. Et c’est dans cette
“communauté johannique”, comme disent les exégètes, que des rédacteurs successifs et
sans doute entrecroisés ont écrit un évangile qui ne ressemble pas aux trois autres.
Ils oseront une parole nouvelle sur Jésus, ils oseront écrire des événements de sa vie qui
sont profondément vrais, même s’il ne les a pas vécus. La communauté n’est pas seulement
loin géographiquement de Jérusalem ou des Rome, elle va loin dans le regard qu’elle porte
sur Jésus. Est-elle en communion doctrinale ? je ne sais pas. A ce moment-là de son
histoire, elle creuse un sillon, et c’est la différence avec d’autres communautés qui fera dans
l’Eglise la richesse d’une tradition vivante. C’est ainsi qu’elle osera cette parole, mise dans la
bouche de Jean-le-Baptiste, désignant Jésus : “Voici l’Agneau de Dieu.”
Dans ce commencement de l’Evangile, on est loin du Jésus de Nazareth qui appelle ses
premiers disciples d’une parole presque impérieuse. Ici, c’est bien lui qui reçoit ses premiers
disciples de la voix d’un autre. Cet autre le désigne comme l’Agneau de Dieu, un terme bien
mystérieux sans doute, et que nous n’épuiserons pas. Trois mots, une parole qui marque un
avant et un après. Il n’y a pas tant de paroles que cela qui ont à ce point, je le crois, marqué
l’histoire du monde. Voici l’Agneau de Dieu.
Parole provoquante. Est-ce que nous aimons le Dieu grec, le dieu de la puissance, de l’éclair
et du tonnerre, le dieu de l’Olympe, ou est-ce que nous aimons le Dieu Agneau, le dieu de
l’offrande, de l’humilité, le Dieu défiguré qui ne se trouve que parmi les petits de ce monde ?
Voici l’Agneau de Dieu. Parole mystérieuse, qui invite à regarder le serviteur souffrant, et qui
convoque tout l’Exode. Parole étonnante, à laquelle Jésus répondra plus tard – ou est-ce
l’écho d’un partage d’Evangile interne à la communauté johannique ? – “Je suis la porte des
Brebis”.
A ce moment-là de son histoire, la communauté johannique sait peut-être déjà qu’elle va
disparaître. Elle ne se renouvelle plus, elle sera fondue dans la communion des églises qui
se développe peu à peu, elle restera un phare spirituel mais ses spécificités et son
organisation propre seront perdues. Mais elle nous laisse des paroles sublimes et au-delà de
cela la trace – et je dirais même la légitimité – d’une écriture collective, singulière d’une
expérience vivante de Jésus. Connaissez-vous les premières et les dernières paroles de cet
évangile ?
La première est la plus connue : “au commencement était le verbe”, ou “au commencement
était la parole”, comme vous voudrez. La dernière est moins connue : “Jésus a fait encore
beaucoup d’autres choses. Si l’on les écrivait une à une, le monde ne suffirait pas, je crois, à
contenir tous les livres qu’on écrirait”. La communauté sait qu’elle va disparaître, mais à la
manière d’un grand peintre, elle nous laisse ses pinceaux, et des textes qui sont moins
des tableaux que des couleurs avec lesquelles peindre à nouveau. Deuxième étape du
voyage.
La troisième étape de notre voyage, c’est l’histoire d’une petite communauté. dans une
petite chapelle quelque part dans l’Est de la France, aux portes d’une ville moyenne, au point
aveugle de la grande histoire du monde. C’est une communauté fraternelle où certains, je le
sais, se sentent un peu en marge de l’Eglise, et pourtant ils sont là. L’Evangile selon Jean est
justement celui des marges, et ce milieu johannique témoigne que ce qui est important se
passe justement dans les coulisses des grands événements.
Ce qui va se passer dans les couloirs du mariage et non dans la grande salle de Cana, ce
qui va se passer non pas au Temple mais sur le parvis, ce qui va se passer non pas à
Jérusalem mais à Béthanie, ce qui se passe ici, je le crois, c’est l’expérience vivante de
Jésus-Christ.
Et de Jésus, cette communauté johannique nous dit que nous recueillons toujours moins des
tableaux que des pinceaux, des couleurs et une dynamique de vie. Alors, quelle parole
nouvelle allons-nous oser collectivement sur cette rencontre qui nous fait vivre ? Tokyo,
Ephèse, Besançon. Troisième étape du voyage. Le voyage suivant de la parole, c’est le
vôtre.
Pierre GUY