Homélie du dimanche 03 mars 2024 du frère Nicolas Morin

3ème dimanche de Carême  — Année B

OÙ DONC EST DIEU ?

« Car le langage de la croix est folie pour ceux qui vont à leur perte, mais pour ceux qui vont vers leur salut, pour nous, il est puissance de Dieu.

L’Écriture dit en effet : Je mènerai à sa perte la sagesse des sages, et l’intelligence des intelligents, je la rejetterai.

Où est-il, le sage ? Où est-il, le scribe ? Où est-il, le raisonneur d’ici-bas ? La sagesse du monde, Dieu ne l’a-t-il pas rendue folle ?

Puisque, en effet, par une disposition de la sagesse de Dieu, le monde, avec toute sa sagesse, n’a pas su reconnaître Dieu, il a plu à Dieu de sauver les croyants par cette folie qu’est la proclamation de l’Évangile.

Alors que les Juifs réclament des signes miraculeux, et que les Grecs recherchent une sagesse, nous, nous proclamons un Messie crucifié, scandale pour les Juifs, folie pour les nations païennes.

Mais pour ceux que Dieu appelle, qu’ils soient Juifs ou Grecs, ce Messie, ce Christ, est puissance de Dieu et sagesse de Dieu.

Car ce qui est folie de Dieu est plus sage que les hommes, et ce qui est faiblesse de Dieu est plus fort que les hommes. »

(1 Cor 1, 18-25)

L’Église nous offre en ce troisième dimanche de Carême ce passage de la lettre de saint Paul aux Corinthiens qui exprime le cœur de la foi chrétienne : le langage de la croix. (Je m’inspire largement du livre de Daniel Marguerat Paul de Tarse, l’enfant terrible du christianisme.)

La croix, écrit Paul, est folie pour les païens, ‒ la traduction littérale est plutôt absurdité, sottise, ineptie, aberration ‒ et scandale pour les juifs.

Ceux qui portent la croix en pendentif comme un bijou ont-ils conscience de sa signification ? Nous-mêmes, ne sommes-nous pas trop habitués ? La croix ne nous étonne plus, ne nous révolte plus. Ce n’était pas le cas des contemporains de Jésus. Dans l’Antiquité, la peine de mort par crucifixion était considérée comme la pire forme d’exécution, un spectacle ignoble et répugnant. Elle était réservée aux brigands, aux criminels et aux ennemis de l’État. Flagellées, humiliées, moquées, raillées dans leur détresse, les victimes étaient mises à nu, clouées ou ficelées au bois, hissées en un lieu visible publiquement. La victime crucifiée est l’humain dégradé, un sous-humain, objet de ridicule et de mépris, dépouillé du dernier reste de dignité. Pour un Romain, Jésus de Nazareth n’est pas mort en héros mais en paria.

Pas étonnant que les chrétiens qui déclarent que le crucifié est « le Seigneur de gloire » soient traités de fous. « Si vous aviez si fort envie de faire du neuf, écrit le philosophe Celse, combien il eut mieux valu choisir pour le déifier quelqu’un de ceux qui sont morts virilement et qui sont dignes du mythe divin ! »

Dieu se dévoile là où personne ne l’attendait. Or, nous dit Paul, l’absurdité de Dieu est plus sage que les hommes, la faiblesse de Dieu plus forte que les hommes. La croix déconstruit toute représentation du divin prétendant assigner à Dieu une place fixée d’avance. « Paul fait descendre Dieu du ciel pour le suspendre au bois d’une croix », écrit Élian Cuvillier.

Je voudrais citer ici l’épisode terrible relaté par Élie Wiesel qui fut déporté en camp de concentration à 15 ans, dans son livre La nuit :

« Un jour que nous revenions du travail, nous vîmes trois potences dressées sur la place d’appel, trois corbeaux noirs. Appel. Les S.S. autour de nous, les mitrailleuses braquées : la cérémonie traditionnelle. Trois condamnés enchaînés, et parmi eux, le petit Pipel, l’ange aux yeux tristes.

Les S.S. paraissaient plus préoccupés, plus inquiets que de coutume. Pendre un gosse devant des milliers de spectateurs n’était pas une petite affaire. Le chef du camp lut le verdict. Tous les yeux étaient fixés sur l’enfant. Il était livide, presque calme, se mordant les lèvres. L’ombre de la potence le recouvrait.

Le Lagerkapo refusa cette fois de servir de bourreau. Trois S.S. le remplacèrent.

Les trois condamnés montèrent ensemble sur leurs chaises. Les trois cous furent introduits en même temps dans les nœuds coulants.

– Vive la liberté ! crièrent les deux adultes.

Le petit, lui, se taisait.

– Où est le bon Dieu, où est-il ? demanda quelqu’un derrière moi.

Sur un signe du chef du camp, les trois chaises basculèrent.

Silence absolu dans tout le camp. À l’horizon, le soleil se couchait.

Puis commença le défilé. Les deux adultes ne vivaient plus. Leur langue pendait, grossie, bleutée. Mais la troisième corde n’était pas immobile : si léger, l’enfant vivait encore…

Plus d’une demi-heure il resta ainsi à lutter entre la vie et la mort, agonisant sous nos yeux. Et nous devions le regarder bien en face. Il était encore vivant lorsque je passai devant lui. Sa langue était encore rouge, ses yeux pas encore éteints.

Derrière moi, j’entendis le même homme demander :

– Où donc est Dieu ?

Et je sentais en moi une voix qui lui répondait :

– Où il est ? Le voici, il est pendu ici, à cette potence…

Ce soir-là, la soupe avait un goût de cadavre. »

Dieu se dévoile là où personne ne l’attendait. Paul lui-même a dû consentir à l’effondrement de ses certitudes pharisiennes pour devenir l’apôtre faible (1 Cor 2,3), à qui Dieu déclare : « Ma puissance donne toute sa mesure dans ma faiblesse (2 Cor 12,19).

Ce Christ faible et déroutant, nous dit Paul, « est puissance de Dieu et sagesse de Dieu » (1 Cor 1,24). « Nulle part Dieu n’est plus grand que dans son abaissement. Nulle part Dieu n’est plus glorieux que dans son impuissance. Nulle part Dieu n’est plus divin que dans son incarnation », écrit le théologien Jürgen Moltmann.

L’inouï de Dieu ne peut être capté que par celui, celle qui lâche prise, qui consent à l’effondrement de son imaginaire religieux, qui accepte de convertir son regard en accordant confiance à la parole la plus déroutante sur le divin qui ait été donnée à l’humanité d’entendre. « C’est pour cela que nous devons prier Dieu de nous délivrer de « Dieu », afin de saisir et de jouir éternellement de la vérité », écrit le mystique rhénan du Moyen-âge Maître Eckart. Durant ces jours qui nous conduisent à Pâques, restons au pied de la croix, contemplons cet homme nu, humilié, totalement livré. Et là, au-dessus de sa tête, cette inscription insensée : « Celui-ci est le roi des juifs. » Demandons la grâce d’entrer dans la sagesse et la folie de Dieu.

Frère Nicolas Morin

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