DÉSARMER LA VIOLENCE (Luc 6, 27-38)
Imaginez un instant que Jésus s’adresse aux Ukrainiens subissant quotidiennement agressions et intimidations de l’armée russe : « Je vous le dis, à vous qui m’écoutez : aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent ! »
Pensons aussi, chacun, chacune d’entre nous, à une personne qui nous voue une rancune tenace, de la jalousie ou simplement de la méchanceté purement gratuite. Une personne dont l’évocation réveille en nous une vive blessure.
Comment Jésus peut-il demander pareil dépassement ? Il ne nous demande pas simplement de ne pas faire de mal à nos ennemis ‒ ce qui serait déjà pas mal ! ‒ mais de leur faire du bien, de les bénir et de prier pour eux.
Jésus, qui nous demande cela, sait ce qu’il en coûte de pardonner. A Gethsémani, il crie son dégoût fasse à la trahison de ses amis, il se tord d’angoisse fasse à sa mort prochaine. Et pourtant, à Simon-Pierre qui vient de trancher l’oreille d’un garde, il ordonne de ranger son épée, avant de dire : « Debout, allons-y. » C’est en homme libre qu’il veut se présenter devant ses juges. « Ma vie, personne ne la prend, mais c’est moi qui la donne. »
J’ai été bouleversé en revoyant il y a quelques jours le film « Des hommes et des dieux » relatant les derniers mois de la vie des moines de Tibhirine, avant leur enlèvement et leur décapitation. Ces hommes vivent un combat intérieur terrible : faut-il partir afin d’épargner leur vie ou faut-il rester en fidélité au peuple algérien ? Le frère Christian fait cette remarque à l’un de ses frères : « mais ta vie, tu l’as déjà donnée… » Cette remarque m’a profondément percuté sur le sens de mon propre engagement. Le jour de ma profession religieuse, n’ai-je pas dit : « De tout mon cœur, je me donne à cette Fraternité » ? Qu’en est-il aujourd’hui ?
Jésus, qui nous demande d’aimer nos ennemis, a prié sur la croix : « Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font. » Il s’adresse à ce Père qui fait lever son soleil sur les justes et les méchants. Il ne dit pas : « Je pardonne » mais « Père, pardonne-leur… » Peut-être, à cet instant, ne se sent-il pas capable de donner son pardon ? Ou, plus sûrement, veut-il nous faire comprendre que tout pardon véritable trouve sa source véritable dans la miséricorde du Père ? « Soyez miséricordieux comme le Père est miséricordieux. »
Jésus souffre de nous voir enfermé dans la spirale de la haine et de la violence. Nous sommes les premières victimes de notre propre violence. Il y a des rancœurs qui empoisonnent toute une vie. Jésus vient nous libérer de l’engrenage de la violence ; il nous indique le seul chemin capable de désarmer la haine.
Je pense ici à ce que ce prisonnier d’un camp de concentration yougoslave disait à son bourreau : « Tu peux tout me faire : torture, lavage de cerveau, m’ôter la vie… Mais tu ne pourras jamais m’empêcher de t’aimer. » Cet homme avait désarmé la violence de son bourreau. Elle n’avait plus aucun pouvoir sur lui. Aimer son ennemi, pardonner, n’est pas de l’ordre affectif. Jésus ne nous demande pas d’éprouver de la sympathie pour celui qui nous fait du mal. Il nous invite à voir en lui plus que son acte. En demandant à Dieu de le bénir, nous posons un acte de foi en l’autre : cet homme est aussi un enfant bien-aimé du Père, même si humainement, je ne peux le voir.
Osons demander la grâce du pardon, un pardon qui ouvre un avenir autant pour nous-même que pour notre « ennemi ».
Frère Nicolas Morin
