« UN PÈRE AVAIT DEUX FILS… » (Luc 15)
« Un père avait deux fils… » Il règne une atmosphère pesante dans cette famille. Est-ce dû à l’absence de la mère ? Tous trois sont repliés sur leur souffrance cachée. Les deux fils sont à la recherche d’un amour qu’ils aimeraient saisir, posséder ou bien mériter… incapables de simplement consentir à se laisser aimer. Pourquoi est-il si difficile de se laisser aimer, gratuitement ?
Le fils cadet choisit une option radicale : il lui faut partir, mettre de la distance, couper avec son père. « Donne-moi la part d’héritage qui me revient. » Violence de cette demande dans une société où la cohésion familiale est la seule sécurité. Demander sa part d’héritage, c’est symboliquement tuer le père.
Celui-ci n’argumente pas, ne cherche pas à raisonner son fils. Il est trop respectueux de sa liberté. Il laisse partir son fils. Tout amour est déchirure. Aimer c’est consentir à ce que l’autre me quitte pour devenir soi, trouver son propre chemin. Tout parent, tout éducateur ressent dans son corps cette déchirure. Aimer, c’est renoncer à posséder l’autre, à avoir une quelconque emprise sur lui.
« Il leur distribue le bien », nous dit le texte. Le père donne non seulement au cadet mais aussi à son aîné. Il donne tout. Or, le mot « bien » peut aussi se traduire par « vie ». Que peut donner Dieu sinon sa propre vie ? Dieu donne tout, Dieu se donne tout entier, ne gardant pour lui rien de lui.
Le cadet part tout fier, sans même un regard en arrière. Mais il ne sait pas combien il est difficile d’être libre. L’argent facile est un mirage qui s’évanouit sitôt apparu. Il se retrouve bientôt les poches et le ventre vides. Il n’a plus rien. Il n’est plus rien. Il est seul. Il fait l’expérience du manque.
Là, dans sa solitude et sa misère, il commence à entendre ce secret appel : « Rentre à la maison. » Pas tant la maison physique qu’il a quittée que la maison intérieure, afin d’y découvrir une présence qu’il a toujours cherchée sans le savoir.
« Il se lève et se met en route » : premiers pas d’une nouvelle naissance. Mais il ne connait pas celui vers qui il se dirige. Il revient vers ce père qu’il avait quitté en se proposant de devenir son esclave, comme s’il lui fallait expier sa faute, comme si ce père exigeait réparation.
Le Père est là qui l’attend sur le chemin. Il n’a jamais cessé d’espérer en son fils, de croire en lui. Le voyant au loin, son cœur se tord face à son aspect misérable et il court à sa rencontre. Pas un mot de reproche. Il enlace son fils et le couvre de baisers. Le fils se laisse enlacer, embrasser. Il consent enfin à se laisser aimer. Cet abandon à l’amour est un oui à son Père dont il découvre enfin le vrai visage, mais aussi un oui à sa propre vie qu’il devient capable d’accueillir avec reconnaissance. La rencontre vraie avec son père le fait devenir fils. Sa blessure est devenue le lieu de la rencontre avec le Père, porte ouverte à un chemin de guérison, de réconciliation avec son histoire blessée.
Ce n’est plus le moment de ruminer les erreurs du passé. Seul compte le présent. « Ton frère que voilà était perdu et il est retrouvé ; il était mort et il est revenu à la vie. » Ce père veut partager sa joie à tous. La fête doit être belle !
Mais le fils aîné, attiré par les bruits de la fête, refuse d’entrer et laisse éclater sa colère. C’est une colère libératrice. Il met enfin des mots sur ce qu’il ressent depuis si longtemps sans avoir jamais osé en parler. Lui aussi a des comptes à régler avec son père. Mais plutôt que la fuite, comme le cadet, il a choisi la soumission extérieure à ce qu’il pensait être le désir de son père : « Jamais je ne suis passé à côté d’un commandement de toi. » Il a couru toute sa vie après une soif de reconnaissance qu’il n’a jamais obtenue. Et là, enfin, il peut dire sa blessure, ce manque de reconnaissance et d’amour.
Se passe alors, pour lui aussi, l’impensable, l’inouï :
« Enfant, toi, tu es toujours avec moi,
et tout ce qui est à moi est à toi. »
L’oreille de son cœur s’ouvre enfin, et il se découvre enfant ; enfant bien-aimé de ce père qu’il a poursuivi toute sa vie sans jamais le trouver. Il a cru qu’il lui fallait mériter son amour. Croyant servir son père, il a vécu toute sa vie dans la peur. Homme de devoir, il n’a rien perçu de la tendresse, du cœur battant du père. Il a vécu comme un étranger, gardant en lui colère, ressentiment et tristesse.
Comprend-il, alors que s’est ouvert son cœur blessé, que tout est don, qu’il lui suffit d’ouvrir les mains pour accueillir celui qui ne l’avait jamais quitté, celui qui depuis toujours rêvait de communion amoureuse avec ses enfants ? Un voile se lève laissant apparaître le vrai visage du Père.
L’histoire reste ouverte. On ne sait pas ce qu’il advient des deux fils. Mais il y a l’espace dans le cœur du Père pour accueillir chacun de ses enfants, leur ouvrir les bras. L’histoire reste ouverte, comme un appel, une invitation faite à chacun d’entre nous : « Reviens à la maison. »
Frère Nicolas Morin