« Tu m’as séduit et je me suis laissé séduire »
C’était à l’abbaye de la Trappe, à Soligny. Avec un groupe de jeunes, nous rencontrions des moines. Un jeune posa la question : « Qui est Dieu pour vous ? » Après un temps de silence, le vieux moine répondit simplement, en mettant la main sur le cœur : « C’est comme un feu, là ! »
Ce moine n’était pas parti dans de grandes considérations sur Dieu. Il nous invitait à le rejoindre dans son expérience profonde d’être habité par le feu de l’amour de Dieu.
2500 ans plus tôt, le prophète Jérémie emploie quasiment les mêmes mots pour parler de cette expérience qui a bouleversé sa vie : « Il y avait en moi comme un feu dévorant, au plus profond de mon être. »
Jérémie parle de son expérience de Dieu comme d’une rencontre amoureuse : « Seigneur, tu as voulu me séduire, et je me suis laissé séduire. »
« Tu as voulu me séduire ». Dans la rencontre, Dieu a toujours l’initiative. Et Jérémie porte un regard étonné, émerveillé, sur ce choix premier de Dieu. Pourquoi moi ? N’est-ce pas la question de toute personne qui se découvre un jour aimée par une autre ? Pourquoi moi ? J’aimerais trouver une raison à l’amour que Dieu me porte, le mériter. Mais Dieu m’invite à m’ouvrir à la gratuité absolue de son amour pour moi.
Nous savons tous intellectuellement que Dieu est amour. Mais faire l’expérience concrète de cet amour dans ma vie, me laisser irriguer, transformer par cette source d’eau vive, c’est autre chose. Il y a bien des résistances en moi. Je n’ai jamais fini de m’ouvrir à l’amour, de me laisser façonner, modeler par cet amour qui me fait devenir peu à peu ce que je suis appelé à être : image et ressemblance de Dieu.
L’amour de Dieu triomphe de toutes les résistances de Jérémie, et le prophète s’ouvre totalement à la vie de Dieu : « Je me suis laissé séduire. » Ce n’est pas une démarche passive. Se laisser séduire engage toute la personne. C’est répondre à l’amour par l’amour, entrer dans la logique du don de soi pour que l’autre vive, grandisse, s’épanouisse. C’est prendre le risque de se trouver de plus en plus en décalage avec les valeurs vécues et partagées par les personnes que nous côtoyons habituellement, parfois même être en but à la raillerie, à l’incompréhension. Nous faisons, sans la chercher, l’expérience de la différence. Et vous savez bien que l’on n’aime pas beaucoup les gens qui osent se démarquer, être vraiment libres. Jérémie et les prophètes ont fait cette douloureuse expérience : leur attachement à Dieu les met en porte à faux avec certaines pratiques de leur peuple, qu’ils dénoncent avec vigueur. Mais ils déclenchent alors colère, hostilité et rejet.
N’est-ce pas l’expérience de Jésus qui connaît l’hostilité grandissante de ceux-là même qu’il est venu sauver, libérer ?
Jésus est un homme libre, de cette liberté profonde de celui qui aime pleinement, gratuitement. Qu’aurait-il à craindre, puisqu’il a, par avance, tout donné ?
Et Jésus sait bien qu’en nous invitant à le suivre, nous serons amenés à faire cette même expérience. Expérience bouleversante et qui nous emplit d’une paix et d’une joie profondes en découvrant l’amour de Dieu qui nous habite et que rien ni personne ne pourra jamais nous ôter. Expérience également d’un amour qui nous rend vulnérables : j’aime sans garantie de retour, et ce faisant je prends le risque de souffrir. Et en aimant, je choisis de partager et de porter de l’intérieur le bonheur comme la souffrance de l’être aimé.
Je pense à ce jeune couple, réveillé plusieurs fois par nuit par son bébé, depuis plusieurs mois, et qui puise dans leur amour le courage de se lever avec le sourire, attentifs aux autres enfants.
Je pense à tel homme, à telle femme, qui veille avec tendresse, des années durant, son conjoint atteint d’une maladie incurable.
Cette force de l’amour ne vient pas de nous. A certains moments de notre vie, nous sentons bien qu’une force intérieure nous soutient, nous fait tenir debout, malgré tout.
Mais si nous nous coupons de la source de tout amour, si nous renonçons à nous laisser séduire par Dieu, alors le plus faible, le plus petit devient vite non plus l’objet de mon amour, mais obstacle qui se dresse sur le chemin de ma réalisation personnelle. L’ordre des valeurs s’inverse.
Dieu n’est pas logique.
Il n’est pas logique quand il dit qu’il y a plus de joie à donner qu’à recevoir.
Il n’est pas logique quand il nous invite à s’oublier soi-même pour se trouver vraiment.
Il n’est pas logique quand il nous invite à perdre notre vie pour la gagner.
Seigneur, tu n’es pas logique, et pourtant, je sens bien que seule la logique de l’amour est capable de me combler.
Ce matin, à la suite de Jérémie, à la suite de Jésus, je veux accueillir ton amour et me laisser séduire.
Frère Nicolas Morin