LES TENTATIONS DE JESUS AU DÉSERT
Pourquoi est-ce si important que Jésus aille au désert ? Parce qu’il ne peut se dérober face à la grande affaire de chacune de nos vies : le combat spirituel. Si tant est que nous ne sommes pas aveuglés sur nous-mêmes, nous savons bien que ce combat est le nôtre, chaque jour.
Jésus va mener ce combat en notre nom. À vue humaine, il est perdu d’avance. L’ennemi semble infiniment plus fort et plus rusé. Livrés à nos propres forces, nous ne sommes pas de taille à lutter.
Le désert, dans la Bible, est aussi le lieu de la rencontre amoureuse avec Dieu. Jésus s’enfonce dans la solitude et le silence pour goûter cette proximité nouvelle avec son Père reçue lors de son baptême : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé ; il m’a plu de le choisir. » « La voix de son baptême lui revenait ; elle ne cessait de résonner en son cœur. Elle chantait comme une source d’eau vive dans le désert. « Je suis » « Tu es », ces deux paroles composaient une symphonie, elles exprimaient le mystère intime et ultime : la naissance d’un « toi » dans l’atmosphère d’une « nous ». Ce chant remplissait Jésus de joie divine. »
Mais voilà qu’une autre voix vient se mêler à la première, essayant de la singer : « Si tu es le Fils de Dieu, ordonne que ces pierres se changent en pain. »
Jésus a faim et soif. Tout son corps crie le manque d’eau et de nourriture. Satan s’appuie sur ce besoin vital, légitime : boire, manger. Jésus lui-même nous apprendra à demander avec confiance au Père le pain dont nous avons besoin chaque jour.
Alors, qu’est-ce qui est tordu dans la proposition du diable ? Il n’invite pas Jésus à se tourner vers le Père pour assouvir le manque qui le torture. Au contraire, il lui suggère, puisqu’il est Fils de Dieu, de prendre la place du Père, de combler le manque par lui-même : « Si tu es le Fils de Dieu, ordonne à ces pierres de devenir du pain. » Le Père a disparu. Le Fils réalise son rêve d’autonomie, d’autosuffisance. Il est dans la situation de l’enfant qui pique une colère parce que sa mère refuse de lui acheter le paquet de bonbon placé en tête de gondole au supermarché !
Ce qui est en jeu dans cette tentation, c’est notre liberté par rapport aux biens. Comment est-ce que je gère le manque, constitutif de mon humanité ? La société de consommation cherche à combler par avance tous nos manques et, par-là, à anesthésier notre désir profond, à nous couper de nous-mêmes. Nous ne supportons plus la frustration, et nous vivons dans la jalousie de ce que l’autre possède. « C’est pas juste ! J’ai droit ! C’est mon droit ! »
Par son attitude, par sa réponse à la tentation, Jésus se fait l’éducateur de notre désir. Il nous ouvre un chemin de liberté. « Ce n’est pas seulement de pain que l’homme vivra mais de toute parole sortant de la bouche de Dieu. » Jésus choisit de se mettre à l’écoute d’une Parole autre, Parole de Vie, Parole du Père. Il refuse de se faire tout seul. Vivre et bien vivre, nous apprend-il, c’est accueillir le manque comme le lieu où va se manifester la générosité du Père. Dieu n’est ni avare ni jaloux de ses prérogatives. Il est don sans mesure qui ne nous veut et ne nous fait que du bien. Parce qu’il est infiniment respectueux de notre liberté, il nous invite à approfondir sans cesse notre désir et à oser lui demander ce dont nous avons besoin. Comme un enfant s’ouvre en toute confiance à son père.
Je vous invite, à la lumière de cette première tentation, à faire la lumière sur votre rapport aux biens matériels, à la nourriture, mais aussi au travail ou aux réseaux sociaux. Suis-je vraiment libre ? Certains rapports compulsifs à l’argent, à telle chose matérielle, à l’usage d’Internet… ont-ils créé des dépendances qui annihilent ma liberté ? La pratique du jeûne durant ce temps de Carême vise précisément à reconquérir ma liberté.
Face à la résistance inattendue de Jésus, le malin va s’adapter. Il ne se décourage pas, bien au contraire ! « Alors le diable l’emmène dans la ville sainte, le place au somment du Temple et lui dit : Si tu es le Fils de Dieu, jette-toi en bas, car il est écrit : Il donnera pour toi des ordres à ses anges, et Ils te porteront sur leurs mains, de peur que ton pied ne heurte une pierre. »
Le diable vient tenter Jésus sur son propre terrain. Puisque Jésus vit de l’écoute de la Parole, il va donc instrumentaliser cette parole, la détourner, la manipuler à son propre profit. Sous couvert de lui faire du bien, il invite Jésus à provoquer Dieu, à user de sa position de Fils pour lui forcer la main. C’est, là encore, une distorsion de la relation. Jésus, qui puise dans l’écoute confiante et aimante de la Parole sa joie et son identité profonde, est sommé de mettre Dieu au défi, d’en faire l’instrument de sa propre gloire. Imaginez sa popularité s’il descendait ainsi en vol plané depuis le toit du Temple, et sans effets spéciaux ! C’est le succès assuré ! Cette gloire-là, Jésus la fuira toute sa vie. Après la multiplication des pains, alors que la foule veut en faire son roi, il fuit en barque sur l’autre rive du lac. Sa gloire sera de révéler le vrai visage du Père. Elle éclatera sur la croix. Là, une dernière fois, le diable essaiera de le détourner de sa mission : « Si tu es le Fils de Dieu, descends de ta croix ! »
La réponse de Jésus sera son abandon total entre les mains du Père : « Père, entre tes mains, je remets mon esprit. »
Par son attitude, Jésus vient rompre avec la spirale mortifère de la méfiance et de la jalousie envers un dieu construit de toute pièce par nos fantasmes de toute-puissance. Jésus nous rétablit dans une juste relation au Père, en qui nous pouvons donner notre confiance, parce que sa Parole est Vie en plénitude.
Derrière cette tentation se cache le besoin normal, légitime, sain, d’être reconnu, aimé, admiré. La question est de savoir où je puise cette reconnaissance. En comptant mes amis sur Facebook ? En comptabilisant les like sur mon dernier selfie ? Qu’est-ce qui peut me donner cette assurance paisible et joyeuse d’être reconnu et aimé ? Ai-je déjà fait l’expérience profonde de me découvrir l’enfant bien-aimé du Père des cieux ?
Face à cette deuxième tentative avortée, le diable sort l’artillerie lourde ! Il tente le tout pour le tout. « Le diable l’emmène encore sur une très haute montagne et lui montre tous les royaumes du monde et leur gloire. Il lui dit : tout cela, je te le donnerai, si tombant à mes pieds, tu te prosternes devant moi. »
Il y a clairement usurpation d’identité. Le diable se présente comme le nouveau dieu qui tient sous sa coupe l’univers entier, avec le pouvoir de le donner à qui il veut. Pour partager son pouvoir, rien de plus simple : plier le genou devant lui, le reconnaître comme son Seigneur et maître. La Bible nomme cette attitude « idolâtrie ». Dans le désert, le peuple qui venait d’être libéré par Dieu de l’esclavage en Égypte, n’a eu de cesse de se remettre sous la coupe d’un nouveau maître, le veau d’or, un dieu qui lui ressemble, à son image, tellement plus sécurisant.
C’est si difficile de devenir et demeurer libre, de nouer avec Dieu mais aussi avec les autres une relation faite de confiance, de réciprocité, d’accueil et de don. Une relation où je refuse de mettre la main sur l’autre, d’exercer sur lui un quelconque pouvoir ou emprise.
Quelle incroyable actualité que cet évangile ! N’assiste-t-on pas en direct à ce que donne le désir de toute-puissance quand il est sans limite, sinon celle de sa propre force ? Des pulsions vécues sans contraintes, au nom même de Dieu.
Au moment où la barque de notre monde prend l’eau de toute part, où nous réalisons que nous avons suivi un mirage, Jésus nous invite à reconquérir notre liberté, à démasquer ceux qui ont pris sa place afin de les remettre à leur juste place. Chacun à notre place nous pouvons faire notre part afin de changer nos cœurs de pierre en cœurs de chair.
Demandons la grâce de faire la lumière sur nos idoles, individuelles ou collectives. Demandons la grâce de devenir des hommes et des femmes libres, de cette liberté que le Christ a conquise de haute lutte.
Frère Nicolas Morin
