La vie de cet homme était trop belle, trop courte, trop donnée, il fallait qu’elle se prolonge. Il n’est pas possible qu’une vie si pure, si droite se termine avec la mort. Il y avait tant d’éternité dans ses yeux, dans ses mains, dans tous ses gestes, que c’était un nouveau jour pour l’homme. Mais comment cet homme-Jésus allait-il perdurer dans le cÅ“ur de ses disciples alors que déjà soufflait l’odeur de la mort et du soufre ?
Sa vie mettait tellement en lumière les zones d’ombre de l’homme, les coins cachés, inavouables. Il fallait qu’il disparaisse pour que les ténèbres reprennent le dessus. Les marchands du temple étaient là avec leurs tripots et leur magouille. Ils attendaient de rentrer en force derrière leur table de changeurs. Mais, avant cela il fallait que l’homme meure pour sauver le peuple !
Jésus avait trop dérangé les habitudes, bousculé la religion. Il savait que son heure était venue, il avait déjà entendu des bouts de phrases, regardé les yeux pleins de haine. Il avait même échappé de justesse à la colère et à la lapidation. Ses amis l’avaient prévenu, Judas n’osait plus le regarder dans les yeux. Comment rester au milieu de ses disciples malgré ce départ inéluctable ? Comment rester présent dans tous ces cÅ“urs qu’il avait rempli, conquis, séduit ?
Le Maître n’a rien écrit sinon sur le sable ! Le disciple reste; il n’a pas tout compris, retenu. A t- il compris l’essentiel ? Ne fallait-il pas qu’une autre présence prolonge la présence corporelle du Maître ? Ne fallait-il pas qu’une autre vie soit donnée pour remplir le cÅ“ur du disciple ?
Avant que le corps ne soit rompu sur la croix, avant que le sang ne soit versé dans un repas d’adieu plein de mystère et d’émotion, Jésus a voulu une dernière fois rompre le pain et tendre la coupe, mais en ajoutant ces paroles autant énigmatiques que porteuses de sens et d’espérance: « Ceci est mon Corps, Ceci est mon Sang »Refaites-le en mémoire de moi afin que mon Corps vous donne énergie et que mon Sang batte dans vos cÅ“urs .Les disciples ne pouvaient pas oublier ces moments d’intense émotion, très vite après la disparition du Maître ils allaient redire les mêmes paroles, refaire les mêmes gestes pour ne pas oublier tout ce que Jésus a dit, fait, et souffert.
Saint Paul le rappellera aux Chrétiens de Corinthe : « Moi, Paul, je vous ai transmis ce que j’ai reçu de la tradition qui vient du Seigneur. » Les synoptiques rappelleront également l’événement inoubliable. Mais Jean aura un autre regard sur la dernière Cène , car il était plus près du Maître, sa tète était tout contre le cÅ“ur de Jésus. « On ne voit bien qu’avec le cÅ“ur, car l’essentiel est invisible à nos yeux ». Il sera marqué au fer rouge par la scène : « Au cours du repas…Jésus se lève de table, quitte son vêtement, prend un linge qu’il se noue à la ceinture, verse de l’eau dans un bassin, se met à laver les pieds de ses disciples »
Voilà la scène dans tous les sens du mot. Scène incomparable, inépuisable, bouleversantedu lavement des pieds. Le Maître de l’univers, prend le rôle humiliant de l’esclave ! On comprend que Pierre le décline. Car c’est le monde à l’envers. La pyramide est renversée. Jésus à genoux devant l’homme renverse toutes nos grandeurs pyramidales, toutes nos grandeurs de chair et d’orgueil, geste qui supprime entre les hommes ces compétitions mortifères qui aboutissent à la guerre. Geste incompris au cours des siècles, qui aurait supprimé toutes les croisades jusqu’à la guerre en Ukraine.
Et pourtant ce geste a eu lieu, on ne peut l’enlever de l’Histoire. C’est là notre espérance , le plus grand se met à servir le plus petit. Le plus Saint s’approche de l’être le plus abîmé. Même devant judas, Jésus s’agenouille et lui lave les pieds avec ses larmes. En ce Jeudi Saint , nous sommes invités à contempler cette icône de l’amour jusqu’à l’extrême. Avant d’être élevé sur la Croix, Jésus s’abaisse. Avant d’ouvrir les bras et les mains, il s’en servira une dernière fois pour nous laver amoureusement les pieds.
« Ce que j’ai fait pour vous, faites le vous aussi ! »
Frère Max de Wasseige