Vie mystique et vie intérieure-Partie 2

La voie de l’intériorité-

Fr Max de Wasseige

 

Certaines expériences peuvent nous faire pressentir notre « être essentiel » , notre « moi profond » quel que soit le nom que nous donnions à cette réalité, qui s’oppose à notre moi superficiel, aux rôles divers que nous devons tenir en société. Les mystiques vont se mettre en quête, avec passion, de cet être essentiel par une démarche d’approfondissement de la dimension d’intériorité.
L’homme intérieur et l’homme extérieur
« L’homme passe infiniment l’homme. » (Pascal)
Il y a tout un vocabulaire pour parler de l’homme intérieur et l’homme extérieur. On parlera aujourd’hui de « moi profond » et de « moi superficiel » Thomas Merton (1915-1968) ce moine trappiste américain dira : « Il existe une opposition radicale entre le moi profond et transcendant qui ne s’éveille que pendant la contemplation et le moi superficiel et extérieur que nous identifions généralement avec le mot « je ». Rappelons-nous que ce moi superficiel n’est pas notre moi véritable…Notre moi extérieur et superficiel n’est ni éternel, ni spirituel. Il est condamné à disparaître aussi complètement que la fumée d’une cheminée. » (Semences de contemplation Seuil 1997 Pg. 14)
Il y a un effort à faire pour pénétrer dans l’univers des mystiques car ils emploient un autre vocabulaire pour parler de la même réalité. Angélus Silésius parler « d’essence et d’accident » Il dira « Homme deviens essentiel » (II 30) L’essentiel c’est le noyau dur de notre personne, ce qui permet de rester nous-mêmes, en profondeur, par- delà les aléas de la vie et les circonstances extérieures. C’est ce qui reste de stable malgré tous les drames d’une vie. Si par exemple, nous identifions corps et âme à notre position sociale et à notre réussite, quand nous retrouvons au chômage ou dans un situation d’échec, nous aurons l’impression que tout s’écroule !
Pour Maître Eckhart l’essence de l’être humain, « sa noblesse » réside dans sa nature, c’est à dire dans son humanité profonde, par delà toute différenciation individuelle et sociale. Et il aura des paroles très fortes : « L’humanité est dans l’homme le plus pauvre et le plus méprisé aussi parfaitement que dans le pape et l’empereur. Car l’humanité en soi m’est plus chère que l’homme que je porte en moi. » (Sermon 25) Que je sois pauvre ou riche, intelligent ou pas, malade ou en bonne santé , tout cela fait partie des accidents de ma personne.
« Connais-toi toi-même »
Ce fameux adage n’est pas de source chrétienne : il nous vient de l’oracle de la Pythie de Delphes cité par Socrate. Dans cet horizon de pensée, il n’est pas un appel à l’introspection psychologique, mais il invite l’être humain à connaître sa place dans l’univers. On pourrait traduire ainsi cet adage : « Connais-toi toi-même, pour savoir que tu n’est pas un dieu, mais un mortel ; connais donc tes limites. » C’est dans cet horizon de pensée que cet adage a été repris au Moyen Age où la connaissance de soi n’est pas une introspection mais un connaissance de son rapport juste à Dieu.
Pour les mystiques, aussi, la connaissance de soi n’est pas introspection, mais ils ont su découvrir, bien avant les psychologues modernes, toutes les ombres de l’être humain et toutes les illusions. C’est une invitation à la lucidité qui n’est ni nombrilisme narcissique, ni mépris de soi, mais la prise en compte de notre dignité originelle, de notre destination spirituelle. Même si certains textes, pris isolément vont dans uns sens d’une traque de la moindre imperfection au nom d’un moralisme étroit et aigri, l’attitude mystique la plus fréquente consiste en une très grande compassion pour soi-même et pour les autres.
Bien sûr qu’ils parleront du péché où l’homme s’est replié sur lui-même, mais c’est toujours sous le signe de la grâce et de l’amour divin et pas sous la colère et du jugement impitoyable. Saint Bernard qui a le sens de la formule dira : « N’es-tu pas honteux de redresser la tête, toi qui ne redresse pas ton cœur ?D’avoir le corps debout, toi dont le cœur rampe à terre ? …Souviens-toi de ta noblesse et sois honteux d’une telle défection. » (Sermon XII) Saint Bernard reprend cette conception de l’infinie dignité de l’homme, mais en même temps il constate que son attitude intérieure ne correspond plus à cette posture extérieure : « le cœur rampe à terre. » L’homme s’est replié sur lui-même, « s’est courbé, incurvé »
Donc en perspective chrétienne « connais-toi toi même » est à entendre en tension dynamique : Nous sommes créés à l’image et à la ressemblance de Dieu, mais en même temps nous avons à découvrir toute la distance avec cette ressemblance par notre mauvaise orientation par notre repli sur nous-même.
« La névrose chrétienne »
Les mystiques ont un discours beaucoup plus sain que cette centration sur le péché et la culpabilité morbide ce qu’un psychiatre chrétien appelait la « névrose chrétienne » On peut donc regarder comment les mystiques parlent du péché et du repentir. Car ils envisagent le péché, non comme un système de culpabilisation porteur de mort, mais dans une perspective dynamique, on pourrait dire thérapeutique, en vue de retrouver sa vocation à la ressemblance divine.
Prenons Maître Eckhart (+ 1328) dans ses Traités et Semons ( Flammarion Paris 1993 Pg. 96 à 98) «  Quelle attitude doit-on prendre quand on se trouve en état de péché ?Et le deux espèces de repentir » Comment se fait-il que ces textes ont été oubliés de la spiritualité qui est trop souvent tombée dans une culpabilité morbide. Il est vrai que Maître Eckhart a eu des ennuis avec les censeurs car il a déclaré que le péché peut servir à notre progression spirituelle. Angélus Silésius (+1677) parlera des « Bienheureux péchés » « Bienheureux êtes-vous, toi et tous tes péchés, si finalement vous trouvez ce que Marie Madeleine trouva. »
Quand les mystiques parlent ils partent d’une expérience forte de Dieu et de son pardon, et à partir de là vivent dans l’action de grâce. Maître Eckhart dira :  « Dans son fidèle amour, Dieu a fait passer l’homme d’un vie de péché à une vie divine… Et c’est là une œuvre plus grande que la création d’un monde nouveau. Si on l’avait à l’esprit, cette pensée serait un des plus puissants stimulants pour inciter l’homme à se fixer entièrement à Dieu et à s’enflammer d’un amour merveilleusement grand et fort.»(98)
Et Maître Eckhart distingue deux repentir : L’un temporel et sensible qui « plonge sans cesse plus bas. Il exclut tout progrès et il n’en sort rien. » « Le repentir divin est tout différent :dès que l’homme prend conscience du mal en lui, aussitôt il s’élève vers Dieu…Dès que le repentir divin monte vers Dieu , tous les péchés ont disparu dans l’abîme de Dieu. »

La nuit mystique d’Eric- Emmanuel Schmitt

« Quand j’ai vécu ma nuit mystique, sous les étoiles, au cœur du Sahara, j’ignorais dans quel espace et dans quel temps la force divine m’emmenait. Je perdais mes limites, celles de mon corps, celles de ma conscience… Je m’évadais. Et plus je m’éloignais de moi, de mes jalons, .plus je recevais. Jusqu’à me dissoudre…
Revenu à moi, j’étais plein. Plein pour toute ma vie. Enceint de sens, j’avais acquis la foi, c’est à dire la confiance dans le mystère. . Comment décrire un tel moment inouï, inattendu, à part ? Aucune langue n’a prévu ces pics, cette folie, cette nébuleuse, ces arcanes, cette fondation. Les phrases ondoient à la surface du sensible. Les mots racontent le visible, pas l’invisible : ils narrent l’expérience ordinaire, jamais l’extraordinaire. Les mystiques ne s ‘expriment qu’approximativement, par métaphores/ il est condamné à la poésie. » (L’homme qui voyait à travers les visages. Albin Michel 2016 Page 220)

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