Vie mystique et vie intérieure

Vie mystique et vie intérieure

« Le ciel est en toi »Angélus Silésius I 82)

Fr Max de wasseige

Introduction
Il y a un intérêt évident pour la mystique aujourd’hui . Il suffit de regarder les articles, publications et colloques sur le sujet. C’est le signe d’une recherche spirituelle intense et d’une soif d’absolu de beaucoup de nos contemporains. C’est aussi le désir de ré enchanter le monde, et de retrouver une certaine forme de sacré que le monde moderne et le tout technique avaient quelque peu évacué.
Seulement cette quête nouvelle part un peu dans tous les directions. Les sociologues de la religion parlent d’une  nébuleuse « ésotérico-mystique » et d’un vaste supermarché des religions où chacun vient puiser ce qui lui convient, un peu de Zen, de relaxation de bouddhisme et pourquoi pas un peu d’ascèse chrétienne ! Cette nouvelle spiritualité est marquée par une méfiance par rapport aux Eglises traditionnelles, aux dogmes et à l’éthique proposée. Elle es également marquée par une recrudescence d’une culture du moi.
Mais il faut dire que cette nouvelle spiritualité revalorise ce qui a été trop mis de côté ans les Eglises traditionnelles : l’esthétique, l’émotion, le lien avec le corps et le sens du sacré. Il ne s’agit pas de condamner de manière abrupte les dérives de cette nouvelle spiritualité, mais il est vrai qu’il serait dommageable de banaliser la mystique et d’en faire une simple technique de développement personnel, en oubliant l’ancrage ecclésial .
Il n’empèche que cette recherche contemporaine pose une grande question à nos Eglises : Comment proposer à l’homme d’aujourd’hui une aventure spirituelle stimulante et joyeuse hors de nos mesquineries institutionnelles et nos querelles de clochers, tout en restant fidèles aux témoignages de ceux qui nous ont précédés dans la foi ?
Le théologien brésilien Boff dit avec justesse : « Il y a peut-être aujourd’hui trop de théologiens et trop peu de mystiques. Et à la vérité ce sont précisément les mystiques qui font davantage avancer l’histoire. »
Un bel exemple d’un homme qui ne se disait pas théologien mais dont la vie était radicalement donnée au Christ est le pasteur Roger Schutz. Dans son combat pour un retour à L’Evangile dans une Eglise unifiée il fait parfois penser à Saint Paul qui lutte contre les frères et les faux frères. Frère Roger part toujours de l’expérience et de « l’aujourd’hui de Dieu » et non pas de théories aussi belles soient elles ! (Cfr Frère Roger de Taizé Avec presque rien… de Sabine Laplane Cerf 2015)
Et pour terminer je ferai miennes les paroles du Cardinal de Lubac : « L’élan mystique n’est pas un luxe. Sans lui, la vie morale risque de n’être qu’un refoulement, l’ascèse, une sécheresse, la docilité, un sommeil, la pratique religieuse, une routine. » (Paradoxes)

I- Vers une définition de la mystique


A) Difficultés du terme
La difficulté vient d’abord du terme. On parler d’un(e) mystique , c’est à dire de cet homme ou de cette femme qui ont une expérience intime et souvent passionnée de Dieu. On parlera aussi de la mystique au sens de l’expérience en elle même et de la doctrine qui en découle. Il peut donc avoir pas mal de confusion, d’autant plus que la mystique dépasse le christianisme. ( Dans le Bouddhisme on parlera de nirvana , dans l’Islam de soufisme…)
Et comme le dit très justement Claude Tresmontant : « Le terme est l’un des plus confus qui soient dans la langue française d’aujourd’hui. Il peut signifier à peu près n’importe quoi, pourvu qu’il y ait de l’irrationnel ,de l’obscur, du prélogique, de l’affectif et qu’il y ait de plus, si possible, quelques manifestations psychosomatiques bizarres. » (La mystique chrétienne et l’avenir de l’homme, Paris, Seuil 1977 Pg 5) C’est pour éviter cette confusion qu’il faudra essayer de donner un définition qui essaye de baliser le paysage de la mystique dont nous voulons parler.
B) Autre difficulté Comment parler de l’ineffable ?
Comment exprimer une expérience qui se situe au delà de tout langage ? Comment décrire la grandeur d’un feu qui vous brûle ? Plus on lit les mystiques, plus on se rend compte qu’arrivé à un certain stade de l’union à Dieu, ils ne peuvent plus exprimer l’expérience de leur rencontre : Thérèse de Lisieux dira : « Je sens mon impuissance à redire avec des paroles terrestres les secrets du ciel. » (Autobiographie Pg 220) Et la Capucine Véronique Giuliani (+ 1727) qui a pourtant écrit 22.000 pages ! dira également « Je ne puis dire à peu près rien avec la plume… même avec la plume d’un séraphin je n’aurais rien écrit. »
Angélus Silésius (+ 1677) qui est dans la ligne de la Théologie négative ( Dieu au–delà de toute description) se fera le chantre du silence : « Homme, si tu veux exprimer l’être de l’éternité, tu dois d’abord rompre avec toute parole. » (II 68) Nous trouvons donc chez les mystiques ce paradoxe, d’un côté ils valorisent le silence et en même temps ils ne restent pas muet. Ils iront jusqu’au bout des possibilités du langage, pour tenter de dire l’ineffable. Mais plus ils avancent dans la voie et plus les limites du langage se manifestent à eux. « Inventés pour les usages ordinaires de la vie, les mots sont malheureux, inquiets et étonnés, comme des vagabonds autour d’un trône. » (Maeterlinck Préface à Ruysbroeck)
Thérèse d’Avila (+ 1582) se moquera d’ailleurs des théologiens qui manient si facilement le verbe : « Vous mes Pères, éclairés comme vous l’êtes, vous le comprenez facilement ; pour moi je n’en saurai dire davantage. » (A propos de l’oraison d’union dans sa vie)
C) La poésie est certainement le langage qui convient le mieux pour exprimer l’inexprimable.

La poésie parle tout en se taisant, elle continue à garder le silence tout en évoquant quelque chose. Elle ne cherche pas à enfermer une réalité dans un concept. Elle est plus de l’ordre de l’image, de l’évocation, de l’approximation, en maintenant un écart, une distance. Elle est donc un langage respectueux du mystère en déployant toute une palette de nuances qui permet au lecteur de laisser résonner en lui toutes ces images et allégories.
Devant l’impossibilité de dire le mystère, de parler de cette présence qui s’absente, le mystique va renter en poésie, comme on rentre en religion. Cette poésie doit être accueillie avant tout comme une enveloppe qui cache et révèle le mystère. Il nous faudra goûter ce festival de sensations, de couleurs, d’odeurs. La poésie m’expulse de moi-même vers l’Autre, vers les autres. Angélus Silésius dira que l’âme doit « s’ouvrir à Dieu comme une rose. »
D) La définition de Michel de Certeau ( La fable mystique XVIe-XVIIe siècle Gallimard Pg. 411)
« Est mystique celui ou celle qui ne peut s’arrêter de marcher… »
Même s’il y a eu un instant privilégié, une nuit de feu, un éblouissement, ce événement primordial ouvre un itinéraire. C’est ici qu’on peut distinguer l’expérience vraies des formes pathologiques.
Est donc spirituelle et vraie la démarche ¤qui ne s’arrête pas à un moment si intense soit-il,
¤qui ne se voue pas à la recherche d’un paradis perdu,
¤ qui ne s’égare pas dans la fixation imaginaire.
Cette démarche est réaliste, engagée dans une relation avec soi-même et avec les autres,
critique, par rapport aux manifestations spectaculaires (extase, stigmatisation, lévitation…)
Ces signes deviennent mirages si on s’y accroche.
« et qui, avec la certitude de ce qui lui manque… »
Nous touchons ici le drame de tout mystique, après l’expérience de la plénitude il y a le manque, après la présence il y a l’absence, après la parole il y a le silence.
« sait de chaque lieu et de chaque objet que ce n’est pas ça… »
Il y a toujours un paradoxe : C’est ça, c’était là, et en même temps ce n’est pas ça . « Mon lieu est sans lieu » dira Rûmi (chant de la divine joie) Ou comme le dit Angélus Silésius : « Mon époux est loin aussi je suis sans nid. »(V 285)
« qu’on ne peut résider ici, ni se contenter de cela… » ¨
On comprend que la littérature mystique est souvent confuse, car il faut parler de ce qui ne peut se dire. Car comme le dit Hadewyck d’Anvers : « Ils sont ivres de qu’ils n’ont pas bu. »
Derrière cette expérience intime, et souvent passionnée de Dieu. Derrière cette « plante déracinée et non transplantée » (Blondel) Derrière cet homme, cette femme « qui sait et ne sait pas, qui voit et ne voit pas, qui entend et n’entend pas » peut apparaître certains phénomènes étranges selon les uns, merveilleux selon les autres, mais qui ne sont pas essentiels à la vie mystique et ne sont pas retenus dans les procès de canonisation. Ils appellent toujours à la prudence et au discernement.
E) Les expériences qui peuvent conduire sur la voie.
Qu’est-ce qui peut mettre en route vers un cheminement mystique ? Qu’elles expériences peuvent conduire à l’intériorisation, au dépouillement, à l’union avec Dieu ? Ou dit autrement : Quels temps forts dans nos vies qui peuvent ouvrir une brèche dans la monotonie du quotidien ? Ou comme le dit Saint Bernard « tirer du sommeil notre âme assoupie ? » (Cantique 74)
Jung dira, très justement, que la mystique n’est pas une question de croyance mais d’expérience : « Une expérience religieuse est absolue. Elle ne prête pas à discussion. On peut seulement objecter que l’on n’a jamais fait d’expérience de ce genre ; l’interlocuteur répondra :’’Je regrette mais je l’ai vécu’’…Celui ou celle qui a vécu cette expérience possède un trésor inestimable, qui est devenu source de vie, de sens et de beauté et qui a donné au monde et à l’humanité un nouvel éclat. » (Psychologie occidentale et religion orientale)
Nous sommes loin de Freud qui dira à Romain Rolland : « La mystique m’est aussi fermée que la musique. » (1929)

  1. Une expérience de plénitude

Ces expériences de plénitude peuvent advenir dans une communion profonde avec la nature, dans une rencontre amoureuse ou dans la contemplation d’un chef-d’œuvre artistique ou même en entrant dans une église romane. (Vézelay) Maurice Zundel (+ 1975) dans un de ses livres fera part de cette expérience esthétique qui se transformera en expérience mystique : « A Florence dans la chapelle des Médicis. Première rencontre avec l’œuvre de Michel-Ange…Je n’attends rien de particulier. Disponible simplement je regarde…Le temps s’immobilise…Libre de moi comme jamais je le fus. Sans mémoire de moi, sans retour sur moi…J’étais dehors : me voici dedans…Je connais désormais la mesure de l’homme ou ‘’Je est un autre’’ (Rimbaud) » (Croyez-vous en l’homme ? Cerf 1998 Pg. 44-45)
De cette expérience on peut donner quelques caractéristiques :
C’est une expérience forte, fondamentale, datable qui produit un autre rapport au monde et à soi-même.
L’expérience n’est pas provoquée, ni recherchée pour elle-même. Il y a simplement un climat de solitude, de beauté propice à l’éclosion de cette expérience.
Au cours de ce moment intense les rapports au temps et à l’espace sont modifiés. Le temps s’immobilise, il est comme suspendu ? L’heure devient un temps à célébrer, non à rattraper .
Le rapport à soi est aussi modifié. Il y a comme une dilatation du moi, une émergence du moi profond au- delà du moi borné et superficiel.
Enfin il faut remarquer que cette expérience n’est pas directement d’ordre religieux. Il n’y a pas de vision, de révélation.
« Au cœur de mes expériences personnelles les plus difficiles à vivre j’ai toujours gardé l’intuition que seule la mystique peut apporter un sens à la vie. Et quand je dis mystique, je parle bien sûr du mystère de l’homme au plus intime de son existence, et d’une dimension du Tout-Autre expérimentable dans le quotidien. » (Annick de Souzenelle La Parole au cœur du quotidien Pg. 37)
2-L’expérience de la souffrance

Nous savons que le Bouddhisme est centré sur ce thème : Comment échapper à cette souffrance ? Ici nous ne sommes pas dans le registre d’une expérience positive de plénitude, mais nus sommes confrontés à une expérience négative : La perte de ce qui nous paraît important, un deuil douloureux ou une souffrance physique.
Tous ces dépouillements font prendre conscience de la fragilité et de la vanité de l’existence menée jusqu’à présent. Ils obligent à un lâcher prise qui seul permet de tenir le coup face aux adversités. Il y adonc une épuration, une décantation, un renversement, car tout ce à quoi on pouvait s’accrocher disparaît . On est acculé à regarder l’essentiel et nous poser la question : Qu’est-ce qui reste quand tout nous est enlevé ? « On m’a enlevé tous mes joujoux ! » (Adalbert Hamann)
Le « moi profond » advient alors à la conscience, ce qui permet un regard nouveau sur le moi superficiel, sur notre vie antérieure : ce temps où nous avons mis beaucoup de talent pour ne pas devenir adulte ! Ce temps du « divertissement » suivant le mot de Pascal : « La seule chose qui nous console de nos misères est le divertissement. Et cependant c’est la plus grande de nos misères. » (Pensées 414)
Il ne s’agit pas à proprement parler d’une expérience mystique , mais à partir de là une porte peut s’ouvrir pour y accéder.
3-Un désir insatisfait
Une troisième expérience qui peut conduire à la voie mystique est l’insatisfaction du désir humain, qui ne peut trouver satisfaction dans les réalités finies d’ici-bas. Cette expérience peut particulièrement être la nôtre aujourd’hui où la société de consommation crée sans cesse des besoins factices. Face à cette société matérialiste et hédoniste, nous pouvons découvrir en nous un sentiment de lassitude et de dégoût qui peut nous faire comprendre que nous sommes en train de perdre notre âme dans cette accumulation de biens.
Bien avant les psychologues modernes, les mystiques ont été des analystes lucides de ce désir humain qui masque une insatisfaction fondamentale, qui ne peut être guéri que dans l’infini divin qui le suscite. Quand j’entends dire : « Je ne suis pas fait pour ce monde. » Est-ce que cela ne rejoint pas ce que disait déjà le Psaume : «Mon âme a soif de Toi, après Toi languit ma chair, terre aride , sèche, sans eau ? » (63,2)
C’est sans doute Saint Augustin  qui a la mieux exprimé cette insatisfaction. Lui qui, dans ses Confessions avoue : « qu’il se ruait sur les belles choses d’ici-bas » (X 38-39) Cela n’a pu que provoquer q’inquiétude dans son cœur. Il s’écriera d’ailleurs : « Tu nous a créé pour Toi et notre cœur est inquiet jusqu’à ce qu’il repose en Toi. » ( I, 1) Pour Augustin notre cœur, c’est à dire le centre de notre personnalité, ne peut- être dans le repos tant qu’il ne cherche d’autres finalités que Dieu.
Si l’homme se disperse dans la multitude des désirs humains (avoir, pouvoir, savoir) il ne peut être que dans l’in-quiétude (quies) au sens fort du mot , c’est à dire le non repos. Il ne faut donc pas masquer cette inquiétude , constitutive de l’humanité, et la fuir dans le « divertissement ». Il est important de la laisser se creuser en nous, pour qu’elle nous entraîne à chercher le véritable repos, qui en Dieu seul.
Pour Saint Augustin cette quête du véritable repos ne conduit pas au mépris de la société, ni au rejet du monde, mais au « bon usage » des biens de ce monde. Il est vrai qu’une certaine littérature spirituelle a prôné pendant des siècles un mépris du monde : L’imitation de Jésus-Christ parlera du «  dégoût des choses de la terre. » (III 23) « Faites que j’oublie toutes les choses du monde et que je rejette promptement avec mépris ces images criminelles. » (III 48)
Le « bon usage du monde » n’enlève pas la disharmonie que ressente souvent les mystiques. Ils se sentent souvent en exil : Et comme le dit les Hébreux : « Etranger et voyageur sur la terre…c’est à une patrie meilleure qu’ils aspirent. » (XI 13-16) Car pour eux la vraie patrie est ailleurs et ils gardent la nostalgie de cette patrie. Saint François donnait à ses fils pour idéal le code du Pèlerin : « Habiter chez autrui, avoir la nostalgie de la Patrie et rayonner la paix en chemin. » (II C 59)
Cela peut nous paraître très idéaliste, loin de nos préoccupations, mais nous essayons de comprendre ces hommes ces femmes qui ont fait une si forte expérience de Dieu qu’ils ne comprennent pas que l’on s’installe dans les plaisirs du monde, car ils ont découvert en Dieu un plaisir tellement plus grand. C’est ainsi que Angélus Silésius (+1677) dira : « C’est pour moi une énigme que tu aimes tellement ce monde et que tu prennes appui et t’engages sur l’éphémère. » (IV 128)
Car pour les mystiques le monde n’est pas une fin en soi. Il ne faut pas s’y arrêter, s’y installer et en jouir. Ou pour le dire d’une manière plus poétique : « Ce monde n’est qu’un pont, traverse le, mais n’y construit pas ta demeure. » (Apocryphe du N.T.)
L’expérience de l’insatisfaction des désirs, de l’inadéquation de ce monde peut nous faire découvrir que nous sommes destinés à une autre dimension de la vie, à une autre plénitude de l’instant présent, à une autre Patrie.
 

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